L'Université de Vilnius: exploration sémiotique de l’architecture et des plans
Articles
Manar Hammad
University of Sorbonne Nouvelle, France
Published 2014-12-22
https://doi.org/10.15388/Semiotika.2014.16756
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Keywords

L’Université de Vilnius
sémiotique de l’espace
sémiotique structure
méthode sémiotique

How to Cite

Hammad , M. . (2014). L’Université de Vilnius: exploration sémiotique de l’architecture et des plans. Semiotika, 10, 9-115. https://doi.org/10.15388/Semiotika.2014.16756

Abstract

Cette étude sémiotique de l’Université de Vilnius s’articule en deux composantes intimement liées: l’objet d’étude d’une part, la méthode mise en oeuvre d’autre part. L’image qui se dégage de l’objet dépend de la méthode descriptive, et la méthode descriptive a été adaptée pour la prise en compte de certains caractères spécifiques de l’objet donné. Par commodité, ces deux composantes seront abordées séparément dans ce résumé.
L’objet d’étude est constitué par l’Université de Vilnius, considérée d’un point de vue spatial. Si l’état actuel des bâtiments est directement accessible à l’observation, plusieurs états antérieurs sont décrits par une collection de plans conservés dans les archives du département de l’héritage culturel du Ministère de la Culture Lituanien. La Bibliothèque Nationale de France conserve en outre une collection de projets dessinés pour l’Université de Vilnius au sein de la Compagnie de Jésus. L’analyse sémiotique de ce corpus syncrétique (bâtiments, plans techniques, projets) impose la prise en compte d’acteurs sociaux (enseignants, étudiants, techniciens) et d’acteurs environnementaux (froid, feu, intempéries, vieillissement) dont les interactions avec les lieux sont productrices de sens.
Le caractère spécifique d’un tel corpus pourrait laisser croire que l’analyse n’aurait d’intérêt que pour des lecteurs lituaniens motivés par des liens affectifs locaux. Sans remettre en cause les qualités indéniables du corpus retenu, l’utilisation de la méthode sémiotique donne à l’analyse un intérêt méthodologique dont la généralité ne se restreint pas au cas considéré. Pour l’étude des plans de l’Université de Vilnius, l’approche sémiotique est amenée à effectuer un bond qualitatif par rapport aux études initiées en 1974 par le Groupe 107, et l’approche discursive Greimassienne remplace une approche linguistique trop attachée au modèle Hjelmslevien. La consécution diachronique des plans permet de reconnaître plusieurs transformations de l’espace universitaire, chacune d’entre elles distinguant un avant d’un après. L’aménagement des cours autour desquelles se déploient les salles, la concaténation des cours, leur orientation, leurs degrés d’ouverture, permettent de reconnaître des effets de sens successifs qui informent l’opération globale par laquelle l’Université tend à occuper la totalité de l’îlot urbain dans lequel elle est inscrite, et dont elle n’occupait initialement qu’une partie réduite. L’apparition des portiques au dix-septième siècle, leur mode d’implantation, leur organisation modifient profondément l’espace universitaire, tant dans son allure visuelle que dans son fonctionnement pragmatique. La substitution des voûtes aux plafonds change l’allure de l’intérieur des locaux, tout en assurant une meilleure résistance aux éventuels incendies, dont l’occurrence répétée est notée par les archives.
L’analyse discursive de l’espace impose la prise en compte d’acteurs sociaux qui agissent sur l’espace ou dans son cadre. Une première distinction différencie les Enseignants des Enseignés. Lors de la fondation de l’Université en 1586, l’enseignement est confié à la Société de Jésus, dont la fondation en 1540 était relativement récente, et dont la vocation à l’enseignement s’affirmait avec force non seulement en Europe, mais aussi au Nouveau Monde récemment découvert. La dissolution de l’Ordre Jésuite en 1772 eut des répercussions directes sur l’Université de Vilnius, en particulier sur l’organisation interne des locaux et sur leur attribution fonctionnelle (on peut noter que la différenciation fonctionnelle des lieux est inscrite sur les plans qui remontent au début du dix-septième siècle).
Les espaces dévolus aux étudiants permettent de distinguer un groupe résidant (les internes) et un groupe non résidant (les externes) parmi une population que l’on suppose locale et régionale, car la situation géographique de la Lituanie était relativement périphérique par rapports aux centres du savoir qu’étaient Rome et Paris à la fin du seizième siècle et au début du dix-septième siècle. L’élaboration parisienne des plans pour l’Université de Vilnius témoigne du fait que l’on pensait l’espace comme un moyen d’action (que la sémiotique identifie, selon les cas, comme acte d’énonciation spatiale, ou comme acte de manipulation, au sens technique du terme).
Différentes expressions matérielles (alignement des bâtiments sur les directions cardinales, allure italianisante des cours à portiques) véhiculent les valeurs profondes universelles du programme de base de l’Université, qui est celui de la diffusion (transmission) de valeurs abstraites d’un centre vers une périphérie. L’enseignement réservait un large part à la religion catholique, universelle par définition (c’est le Père de l’Église Clément d’Alexandrie qui promeut l’usage du terme grec Katholikos -universel- pour qualifier le Christianisme). Dans l’Italie de la Renaissance, les théoriciens Alberti et Vasari opposent les valeurs universelles de l’Humanisme, tirées de l’Antiquité Classique, aux valeurs particulières caractérisant la production de l’Europe « gothique » du Moyen-Âge, ce dernier étant défini négativement comme ce qui a séparé l’Antiquité de la Renaissance.
Considérée comme énoncé spatial, l’architecture apparaît comme un dispositif matériel chargé de modalités destinées à réguler l’action des acteurs qui y accomplissent leurs programmes d’usage. La circulation physique des personnes s’avère jouer un rôle central parmi les actions reconnaissables. Le circuit des visites guidées, opposé à la latitude donnée aux étudiants et aux enseignants, permet de définir un secteur public (moderne) de l’Université, centré sur la bibliothèque, et opposable à un secteur privé centré sur le rectorat. Les portiques, installés aux différents étages pour résoudre des questions de circulation humaine, remplissent simultanément des fonctions d’éclairage et d’isolation thermique. En reconnaissant de telles superpositions fonctionnelles, l’analyse impose la reconnaissance d’acteurs sémiotiques non matériels tels que la lumière et le froid. La poursuite de la même logique d’analyse mène à la reconnaissance du feu et du temps comme acteurs jouant un rôle dans la détermination des formes architecturales, et donc dans la formation de l’énoncé spatial qu’est l’Université.
Opposable aux processus évoqués ci-dessus, l’action qui coordonne l’homogénéisation de l’allure de la Grande Cour et celle de la Cour de l’Observatoire ne relève pas de l’énoncé spatial interne, mais d’une énonciation externe: elle témoigne d’une pensée plastique, géométrique, qui poursuit une fin identitaire: son action donne à l’Université, à un moment de son existence, une allure cohérente qui participe à la définition de son identité. Une démarche énonciative comparable est repérable, à l’époque récente, dans la mise en espace de deux espaces garnis de fresques: le vestibule balte et le vestibule grec. Par de tels actes énonciatifs, la direction de l’Université s’adresse à la communauté universitaire, définie ainsi comme un destinataire interne, pour lui transmettre des messages dont les valeurs profondes sont reconnaissables comme l’identité, la cohérence, l’universel, le particulier. D’autres transformations architecturales, en particulier celles qui sont menées au début du dix-neuvième siècle sur la cour de la bibliothèque, développent vis à vis du public extérieur à l’Université, un discours relatif aux savoirs qu’elle développe et diffuse dans la société. 
Le caractère diachronique du corpus impose de reconnaître des transformations, mettant dès lors l’accent sur des actes énonciatifs spatiaux, puisque tout acte de construction est interprétable comme un acte énonciatif. Ce qui fait beaucoup de place, dans l’analyse, aux effets de sens énonciatifs, aux dépens des effets de sens énoncifs. D’un point de vue méthodologique, ceci apporte la preuve, par l’exemple, de la pertinence de l’utilisation du concept d’énonciation pour une expression spatiale et non verbale.

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