Kalbotyra ISSN 1392-1517 eISSN 2029-8315

2021 (74) 49–71 DOI: https://doi.org/10.15388/Kalbotyra.2021.74.3

La construction discursive des sens multiples de francophonie/francophone au prisme de la sémantique argumentative

Ana-Maria Cozma
Department of French
University of Turku
Koskenniemenkatu 4
20014 Turku, Finland
E-Mail: anacoz@utu.fi

Résumé. Cet article traite des sens multiples des mots francophonie et francophone et vise à examiner les mécanismes sémantico-discursifs de (re)construction de la signification attachée a priori à ces mots, stabilisant ainsi des sens discursifs. Le corpus analysé consiste en des fragments de discours qui traitent de l’identité francophone, et qui relèvent de contextes d’utilisation variables en termes de locuteur, de situation géographique ou de support médiatique. L’étude est menée dans le cadre de la théorie de la SPA (Sémantique des Possibles Argumentatifs), selon une démarche basée sur un préconstruit sémantique – visant à rendre compte du potentiel de signification en langue – qui servira comme point de référence pour l’analyse des différents sens. Après une présentation rapide de la théorie de la SPA et du préconstruit sémantique pour les mots francophonie/francophone (décrit en termes de noyau, stéréotypes et possibles argumentatifs), l’article illustre plusieurs mécanismes de construction du sens en discours. L’analyse met en relief une série de mécanismes de construction du sens : activation transgressive du potentiel de signification, reconfiguration par scission des éléments du noyau ou encore par effacement de l’un des éléments, ajout de modalisations, reconstruction transgressive du noyau de signification et, enfin, circularité du noyau. Ainsi, depuis la perspective de la sémantique argumentative, l’article montre que les sens multiples des mots francophonie/francophone, id est les différentes configurations sémantiques qui leur sont attachées, peuvent être vues comme des reconfigurations d’une signification lexicale unique.
Mots-clés : polysémie, sens multiples, construction du sens, orientation argumentative, sémantique des possibles argumentatifs, Galatanu, francophonie

On the discursive construction of the multiple meanings of francophonie/francophone viewed through the prism of argumentative semantics

Abstract. This paper addresses the issue of polysemy, and more precisely of multiple meanings in the case of the words francophonie/francophone from the perspective of argumentative semantics. The aim of the paper is to examine the mechanisms that account for the multiple meanings of francophonie/francophone, i.e. the semantic and discursive mechanisms involved in the (re)construction of lexical meaning as the words occur in discourse. The data analysed in this paper consists of a set of discourse fragments about francophone identity, discourses that vary according to the speaker, the geographical location and the media support. The study is carried out within the framework of the SAP theory (Semantics of Argumentative Possibilities), following a procedure based on a pre-built reference meaning – i.e. a description of the argumentative potential of the lexeme – that will be used when analysing the discursive occurrences. First, the paper briefly presents the SAP theory and the pre-built reference meaning of the lexemes francophonie/francophone (described in terms of core-elements, stereotypes and argumentative possibilities). It then illustrates several discursive mechanisms of meaning construction. The analysis highlights a series of meaning construction mechanisms: transgressive activation of the argumentative potential, reconfiguration by scission of the core-elements or by deletion of one of the elements, modality addition, transgressive reconstruction of the core meaning, and finally core circularity. Thus, the paper indicates, from the perspective of argumentative semantics, that the multiple meanings of the words francophonie/francophone, i.e. the various semantic configurations attached to these words, can be seen as reconfigurations of a single lexical meaning.
Keywords: polysemy, multiple meanings, meaning construction, argumentative orien­tation, Semantics of Argumentative Possibilities, Galatanu, francophonia

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Submitted: 5/01/2021. Accepted: 10/04/2021
Copyright © 2021
Ana-Maria Cozma. Published by Vilnius University Press
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1 Introduction

Cet article porte sur l’ambiguïté dont s’accompagnent les lexèmes francophone (nom et adjectif) et francophonie, ambiguïté qui est liée au fait qu’ils peuvent renvoyer à un cadre tantôt institutionnalisé, tantôt non institutionnalisé, mais aussi liée à de nombreuses variables contextuelles. L’étude proposée ici sera menée à partir de plusieurs types de contextes d’utilisation des lexèmes francophone et francophonie, des contextes qui font intervenir des variables telles que le locuteur (individu, collectivité, instance publique), la localisation géographique (Canada, Belgique, etc.), ou le support du discours (médias, publications officielles, blogs, etc.).

L’objectif est d’explorer le phénomène de la polysémie – ou plus précisément des « sens multiples » (Kleiber 1999, 92) – dans le cas de francophonie/francophone. Nous visons à mettre en évidence le fonctionnement discursif de ces lexèmes, à savoir les mécanismes de construction du sens qui sont responsables de l’activation de telle ou telle interprétation que les lexèmes reçoivent en discours. Plus spécifiquement, la construction du sens sera abordée dans cet article à travers le prisme de la sémantique argumentative.

Les mots francophone et francophonie constituent un objet d’étude intéressant en raison de la variété des contextes dans lesquels ils sont utilisés et des acceptions qu’ils recouvrent. Les différents sens du mot francophonie ont été identifiés par Deniau (1983, 17–26) et repris couramment dans la littérature sur ce sujet (voir notamment Tétu 1987, 45). On distingue, ainsi, au moins quatre sens : un sens linguistique (lié au fait de parler français), géographique (mettant l’accent sur les peuples qui utilisent le français), spirituel/mystique (qui met en avant l’appartenance à une communauté et les valeurs partagées dans cette communauté) et institutionnel (qui renvoie à la coopération au sein d’associations et d’organisations, et notamment au sein de l’OIF d’aujourd’hui). Bien que la majuscule (Francophonie) soit utilisée pour spécifier le sens institutionnel, le mot avec minuscule reste ambigu, et cette ambiguïté se retrouve entière dans le mot francophone (nom et adjectif). Du point de vue de la polysémie, les différentes acceptions de francophone se situent à mi-chemin entre la polysémie et la simple variation contextuelle et pourraient être abordées en termes de « facettes » (Kleiber 1999, 89–93) – dans le cadre d’une analyse sémantique référentielle. Pour notre part, nous optons ici pour un traitement dans le cadre de la sémantique argumentative, plus précisément de la Sémantique des possibles argumentatifs (dorénavant SPA) d’Olga Galatanu.

Pour illustrer les phénomènes de construction du sens, nous nous appuierons sur des discours collectés sur internet. La collecte a été effectuée en 2012, à l’aide d’une requête Google pour l’expression “je suis francophone”, afin d’obtenir un corpus pour étudier les attitudes identitaires des francophones et, plus précisément, les « reconfigurations discursives de l’identité francophone »1. Une partie de ces discours seront donc exploités dans cet article pour illustrer les mécanismes sémantico-discursifs de construction du sens.

À travers les objectifs visés, l’article se propose également de contribuer à la compréhension de la polysémie dans le cadre théorique de la SPA. En effet, à notre connaissance, la question de la polysémie n’a pas été traitée de manière concrète dans le cadre de la SPA, bien que cette possibilité ait été envisagée notamment dans Galatanu (2018, 221–222) :

On peut penser que la théorie SPA serait justement à même de fournir [] les éléments nécessaires pour la construction d’un modèle (d’une « machine de simulation »), susceptible de rendre compte et d’expliquer le phénomène de polysémie par la configuration même de la signification linguistique.

L’article sera structuré en deux grandes parties. Dans la première partie, la signification en langue de francophone sera décrite en tant qu’hypothèse de travail ; cette description rendra compte du noyau de signification, des stéréotypes et du potentiel de signification de francophone, conformément au modèle théorique de la SPA, qui sera également présenté dans cette partie. Dans la deuxième partie, les différentes occurrences discursives seront examinées, afin de comprendre comment la signification de francophonie/francophone y est reconfigurée à chaque fois. Pour finir, une synthèse des différentes reconfigurations sera esquissée.

2 La configuration sémantique des mots francophonie et francophone

La démarche adoptée pour étudier l’ambiguïté sémantique de francophone est la suivante. Nous partirons d’une configuration « neutre » – description sémantique abstraite – de la signification des mots francophone et francophonie, et nous regarderons comment ces mots sont utilisés en discours. Il s’agira d’identifier comment la configuration initiale est modifiée par les discours : ce qui est conservé de la configuration posée initialement, ce qui s’y ajoute, ce qui en est éliminé.

La configuration que nous postulerons comme point de départ de l’analyse s’inspire de celles proposées par Galatanu (2013) et sera présentée dans la sous-section 2.2 ; auparavant, dans la sous-section 2.1, nous présenterons le modèle de description sémantique utilisé.

2.1 Le modèle de description de la Sémantique des Possibles Argumentatifs

La Sémantique des Possibles Argumentatifs est un modèle de description de la signification développé par Olga Galatanu depuis une trentaine d’années (voir, entre autres, Galatanu 2004, 2009, 20182). La signification lexicale y est conçue comme étant de nature à la fois référentielle (les mots sont envisagés en rapport avec les entités du monde qu’ils servent à désigner) et argumentative (les mots sont vus comme renfermant des argumentations et comme ayant la capacité d’orienter vers des conclusions). Pour articuler ces deux dimensions, référentielle et argumentative, Galatanu fait appel à la notion de stéréotype telle qu’elle a été définie par Putnam (1975) ; de cette manière, en SPA, la signification du lexique d’une langue se trouve mise en rapport avec les connaissances encyclopédiques des locuteurs et, par conséquent, avec les représentations que ceux-ci se font du monde à travers la langue. Mais la SPA ne se limite pas à la description de la signification lexicale, id est la signification abstraite des mots envisagés hors contexte, car cette signification est conçue de manière à permettre d’anticiper ou de prévoir les sens que les mots prennent concrètement en discours. C’est là l’un des points forts de la SPA (elle permet une analyse du discours sur des bases sémantiques), et c’est de là que découle son efficacité pour l’analyse du discours (elle donne accès aux différentes manières dont les représentations se construisent et se dé-/re-construisent dans les discours).

L’un des objectifs centraux de la SPA est de rendre compte du potentiel de signification du lexique de la langue de façon à ce que l’on puisse prévoir le fonctionnement discursif des mots. Pour un mot donné, le potentiel de signification est représenté concrètement par l’ensemble des associations dans lesquelles le mot peut figurer (i.e. les « possibles argumentatifs »). Mais pour décrire ces associations, il faut également prendre en compte la structure sémantique interne du mot (i.e. le « noyau » et les « stéréotypes »). Ainsi, le modèle de la SPA met en place une description sémantique stratifiée : trois strates (« noyau », « stéréotypes » et « possibles argumentatifs ») relèvent du niveau abstrait de la signification en langue, tandis qu’une quatrième strate (celle des « déploiements argumentatifs ») a comme rôle de rendre compte du fonctionnement discursif des mots. Les abréviations utilisées sont N, St, PA, DA.

La strate la plus profonde de la signification, le « noyau », comprend les éléments essentiels de signification : des éléments stables, en nombre réduit, peu susceptibles de varier, et qui sont a priori actualisés systématiquement dans les occurrences discursives du mot. Concernant ce dernier point, nous verrons dans cet article que le noyau peut toutefois subir des modifications, au lieu d’être simplement actualisé tel quel. Dans le cas du mot francophonie, qui nous intéresse ici, les éléments du noyau seraient ‘savoir parler français’ et ‘devoir/pouvoir parler français’ (selon Galatanu 2011, 2013 ; voir la Figure 1), mais pour l’étude que nous visons, nous proposerons un noyau plus complexe (celui de la Figure 3).

Les « stéréotypes » sont des prolongements des éléments du noyau ; ce sont des associations avec d’autres éléments sémantiques, que l’on peut se représenter comme formant une strate qui enveloppe le noyau. Ces associations sont relativement stables ; elles ne se manifestent pas toutes à chaque occurrence discursive, leur activation en discours pouvant largement varier d’un contexte à l’autre. Les stéréotypes peuvent d’ailleurs être contradictoires ; par exemple, associé au noyau du mot francophonie, on pourrait avoir à la fois les éléments ‘ouverture vers d’autres cultures’ et ‘manque d’ouverture’. La strate des stéréotypes est ouverte et il est impossible de la saisir dans sa totalité, car elle peut évoluer et s’enrichir à partir des contextes discursifs où apparaît le mot. Elle est fortement liée aux représentations – culturellement déterminées – des locuteurs.

Quant à la troisième strate, celle des « possibles argumentatifs », elle prévoit la manière dont la signification est susceptible de s’actualiser en discours – d’où son nom – et consiste en des associations du mot lui-même avec les éléments du noyau et des stéréotypes (par exemple l’association [francophonie donc identité]3). Autrement dit, ce sont le noyau et les stéréotypes qui permettent de déterminer les PA (Galatanu parle de « dispositif Noyau-Stéréotypes » générateur des potentialités discursives). Cette troisième strate peut être vue comme jouant le rôle d’interface entre le niveau abstrait de la langue (niveau décrit à l’aide du dispositif Noyau-Stéréotypes) et le niveau concret du discours (décrit en termes de déploiements argumentatifs). Grâce à cette strate tampon, les autres strates, pourtant de nature différente, peuvent communiquer entre elles. En effet, le N et les St correspondent à ce que Carel et Ducrot appellent « l’argumentation interne », car ils ne font pas intervenir le mot lui-même, mais décrivent ce qu’il y a à l’intérieur du mot, sa signification « interne » ; tandis que les PA et DA sont des enchaînements argumentatifs « externes » au mot, i.e. des enchaînements ayant comme premier élément le mot lui-même (cf. Ducrot 2001, Carel 2001 ; voir aussi Cozma 2010). Par exemple, pour le mot francophonie, l’enchaînement [francophonie donc être solidaire] relève des orientations externes du mot, alors que [parler français donc appartenir à une communauté] relève des orientations internes au mot.

Enfin, la strate des « déploiements argumentatifs » relève du niveau discursif et doit être envisagée à partir d’occurrences effectives du mot ou à partir de corpus. Elle permet de voir si le potentiel de signification du mot est mobilisé dans le discours et quelles parties de ce potentiel sont précisément mobilisées, mais aussi les nouvelles représentations sémantiques qui sont associées au mot dans le discours étudié – représentations pouvant servir à déconstruire et reconstruire la signification du mot. De cette manière, sur la base des occurrences en discours et des DA, la signification du mot peut être enrichie ou modifiée : cet enrichissement est possible grâce à la strate des PA, qui sert d’interface entre les DA et le dispositif N-Sts. La multiplicité des sens de francophone/francophonie sera abordée précisément à partir des DA, qui seront mis en rapport avec les PA, puis avec les noyau-stéréotypes, afin de voir la reconfiguration de la signification qui s’opère dans chaque contexte discursif.

Ces quatre strates sont structurées à l’aide de liens argumentatifs qui associent les différents éléments de signification, selon le principe de « l’argumentation dans la langue » (Anscombre & Ducrot 1983). Le N, les St, les PA et les DA se présentent tous sous forme d’« enchaînements argumentatifs » (argument-conclusion), c’est-à-dire sous forme d’associations orientées, vectorielles, où le lien associatif est représenté par les connecteurs abstraits donc et pourtant. Ces connecteurs renvoient à deux manières différentes d’exprimer un même enchaînement : en le présentant comme étant conforme à la norme (par exemple, ‘il a travaillé, donc il a réussi’) ou comme transgressant la norme (‘il a travaillé, pourtant il n’a pas réussi’) ; ce sont là les aspects normatif et transgressif de l’enchaînement argumentatif (voir Carel 2001). Enfin, précisons que la modalité joue un rôle important dans la description sémantique selon la SPA. Les prédicats modaux (pouvoir, devoir, bien, mal, etc.) représentent une catégorie à part parmi les éléments de signification constitutifs du noyau et des stéréotypes : ils renvoient au système de valeurs de la communauté linguistique et sont utiles aussi bien pour la sémantique lexicale que pour l’analyse du discours (Galatanu 2002). C’est pourquoi, dans les Figures 1–3, les prédicats modaux ‘savoir, pouvoir, devoir, vouloir’ sont des éléments essentiels de la signification du mot francophonie.

Dans le cadre de la SPA que nous venons de décrire, un traitement de l’ambiguïté sémantique suppose :

2.2 La description sémantique des mots francophone/francophonie

L’objectif principal de cet article est de traiter la multiplicité des sens des mots francophonie et francophone en examinant la manière dont les discours déconstruisent et reconstruisent la signification attachée a priori à ces mots, stabilisant ainsi un sens discursif. Une telle démarche suppose l’existence d’un préconstruit que l’on puisse prendre comme point de comparaison dans l’analyse. Pour notre part, ce préconstruit sera conforme aux principes de description sémantique de la SPA : il comportera un noyau, un ensemble ouvert de stéréotypes et un ensemble ouvert de possibles argumentatifs (PA) représentant le potentiel de signification des mots francophone et francophonie. La notion de déploiement argumentatif (DA) n’interviendra pas au niveau du préconstruit sémantique ; elle sera en revanche essentielle lorsqu’il s’agira d’analyser les discours dans lesquels se manifestent les différents sens de francophone/francophonie.

Selon les descriptions sémantiques proposées par Galatanu pour le terme francophonie (Galatanu 2011, 215 et 2013, 24), il y a une distinction à faire entre l’emploi de la langue commune, que l’on retrouve dans les dictionnaires de langue, et l’emploi institutionnel, des discours experts. Dans le cas des définitions lexicographiques (Figure 14), le noyau de signification est construit à partir de l’élément ‘parler français’ surmodalisé par les prédicats savoir, pouvoir et devoir marquant le savoir, la capacité et l’obligation :

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Figure 1. Représentation sémantique de francophonie selon les dictionnaires

Dans le cas des discours institutionnels et experts (Figure 2), le noyau articule ‘capacité/obligation/volonté de parler français’ et ‘appartenance à une communauté’. L’orientation de cette association – marquée par donc – va de l’appartenance à la communauté vers le fait de parler français : c’est parce que l’on appartient à la communauté X que l’on peut/doit/veut parler français.

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Figure 2. Représentation sémantique de Francophonie à partir des discours institutionnels

Dans les Figures 1 et 2, les noyaux marquent la différence entre la francophonie en langue commune et la Francophonie institutionnelle. Pour notre part, dans cet article, tout en respectant l’esprit des deux représentations de f/Francophonie de Galatanu, nous prendrons comme point de départ de notre analyse la représentation de francophone de la Figure 3. Celle-ci combine les éléments des Figures 1 et 2, avec l’objectif de saisir toute la complexité de la notion sémantico-conceptuelle sous-jacente aux mots francophonie et francophone. Selon nous, le « Noyau » de francophone est constitué de trois éléments essentiels et stables de signification (notés E1, E2, E3), qui sont associés au sein d’une chaîne argumentative : E1 donc E2 donc E3. Ainsi, francophone signifie précisément « la-capacité-de-parler-français-qui-amène-la-possibilité/nécessité/permission/obligation/volonté-de-parler-français-qui-amènent-à-leur-tour-l’appartenance-à-une-communauté ». Il y a donc une interdépendance entre les trois éléments du noyau et cette interdépendance est constitutive de la signification du mot. Ce qui fonde la signification de francophone, ce ne sont pas simplement les éléments E1, E2 et E3, mais l’élément E1 en tant qu’il amène E2 et E2 en tant qu’il amène E3. Notons, enfin, que dans la perspective argumentative de la SPA, francophonie et francophone relèvent du même noyau de signification et de la même structure argumentative, à laquelle s’ajoutent des différences de catégorie grammaticale ou sémantique (i.e. les traits de catégorisation). Ainsi, dans notre approche, les deux mots sont porteurs d’une charge sémantique commune, autrement dit, d’un potentiel de signification ou d’argumentation commun. C’est pourquoi dans la partie d’analyse, lorsqu’un contexte discursif fera apparaître les deux mots, nous ferons appel à la notation francophone.ie.

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Figure 3. Représentation sémantique de francophone

La Figure 3 rend compte du noyau de signification et esquisse la strate des stéréotypes. Sur la base de ces deux strates, le potentiel de signification de francophone peut être représenté par les PA ci-dessous (par économie d’espace, nous ne donnons ici que le début de la liste). Rappelons que les PA sont des enchaînements argumentatifs à partir du mot lui-même et que, dans leur ensemble, ils reprennent la totalité des éléments du noyau et des stéréotypes. Le potentiel de signification ainsi défini n’est ni exhaustif ni absolu, car il hérite du caractère non fini de la strate des stéréotypes, qui, de plus, est seulement esquissée dans la figure ci-dessus.

francophone DONC savoir/pouvoir parler français

francophone DONC pouvoir/devoir/vouloir parler français

francophone DONC appartenir à la communauté X

francophone DONC compétence native

francophone DONC … … … … … …, etc.

Les PA sont susceptibles de se manifester aussi bien sous une forme normative (enchaînements en donc) que sous une forme transgressive (enchaînements en pourtant). Dans les deux cas, il s’agit d’un seul et même enchaînement argumentatif, car seul l’aspect sous lequel est présenté l’enchaînement change (par exemple, il est francophone donc il parle souvent le français et il est francophone pourtant il ne parle pas souvent le français relèvent d’un même lien entre ‘être francophone’ et ‘parler français’).

3 Reconfigurations discursives de la signification

Notre analyse prendra appui sur la configuration sémantique préétablie pour francophone dans la Figure 3 (noyau et stéréotypes) et sur les PA qui en découlent. Le cinétisme de la signification de francophone sera décrit, pour chaque discours particulier cité, en comparant les DA présents dans les discours en question5 avec le noyau, les stéréotypes et les PA de la Figure 3. Faute d’espace, nous ne présenterons pas les reconfigurations de la signification à l’aide de schémas tels celui de la Figure 3, mais nous utiliserons des listes pour les DA et les stéréotypes, et le noyau sera évoqué à l’aide de la notation (e1), (e2), (e3) :

(e1) savoir/pouvoir parler français (capacité de parler français)

(e2) pouvoir/devoir/vouloir parler français (possibilité/nécessité, autorisation/obligation, volonté de parler français)

(e3) appartenir à la communauté x

Dans la suite de cet article, nous illustrerons plusieurs sens que les mots francophone et francophonie prennent en discours. Nous commencerons par un exemple d’activation du potentiel de signification sous forme transgressive (en pourtant) (§ 3.1). Ensuite, nous continuerons par des exemples de reconfiguration de la signification abstraite prévue dans la Figure 3 : reconfiguration par scission entre E1 et E2–3 (§ 3.2) et avec effacement de E3 (§ 3.3). Un cas d’activation du potentiel de signification avec ajout de modalisation de E1–2 sera ensuite traité (§ 3.4). Le noyau peut aussi être affecté de manière plus radicale, comme dans le cas où il y a reconstruction transgressive du noyau (§ 3.5) et circularité (§ 3.6, 3.7).

3.1 Activation du potentiel de signification sous forme transgressive : « Je suis francophone mais je twitte surtout en anglais »

Les occurrences les plus simples à traiter sont celles où le potentiel de signification est activé en tant que tel, que cela soit sous forme normative (en donc) ou transgressive (en pourtant). Les situations où des internautes sont amenés à préciser quelles langues ils utilisent sont de bons exemples pour ce type d’activation (1–2). C’est notamment le cas des sites de rencontre ou des forums de discussion. Sur les sites de rencontre, les internautes activent le noyau dans son intégralité (parler français et appartenir à la communauté), car aussi bien les éléments ‘parler français’ que ‘appartenir à la communauté’ sont développés dans les DA : [francophone donc échanger en français], [francophone donc rencontrer d’autres francophones], etc. (3–4). Sur les forums de discussion, en revanche, les associations liées à la communauté sont en général absentes, l’accent étant mis sur la langue des échanges en ligne (5–6) :

(1) Francophone/my main language is french (forum.videolan.org)

(2) excusez-moi je suis francophone je donne mon avis en Français (ocphysio.com)

(3) Je m’appelle Michel (or Michael), je suis francophone originaire de l’Afrique central francophone. Je viens rencontrer d’autres amis qui parlent aussi Français (meetup.com)

(4) Bonsoir à tous et à toutes ! Je m’appelle Joaquim et je suis francophone de Belgique. Je vis en Floride depuis Décembre passé et la communauté francophone me manque. Je suis impatient de vous rencontrer dans le prochain événement. (meetup.com)

(5) Bien que j’écrive tout en anglais, je suis francophone ! Donc pas de gêne pour me contacter dans une langue ou l’autre. (Some stuff to say I speak french) (youtube.com)

(6) Je suis francophone mais je twitte surtout en anglais. Whovian, feminist, atheist, TV addict: all of which you can probably glean from my twitter feed already (twitter.com)

Il est intéressant de constater que, sur les forums de discussion, c’est le sens premier, de ‘locuteur du français’ (e1), qui est activé, et l’élément ‘appartenir à la communauté X’ (e3) est neutralisé. Un autre fait remarquable est que les argumentations déployées dans les discours de ce type sont souvent de nature transgressive :

francophone DONC donner son avis en français

POURTANT écrire en anglais

POURTANT twitter surtout en anglais

POURTANT commencer à se débrouiller en anglais / parler un peu anglais

POURTANT non-Français (=compétence non native)

Cette fréquence des enchaînements transgressifs se justifie par le fait que la précision je suis francophone intervient généralement lorsque d’autres langues sont susceptibles d’être utilisées par les interlocuteurs, notamment lorsque l’internaute maîtrise une autre langue que le français. Ces enchaînements en pourtant peuvent être intégrés dans la représentation des Figures 1 à 3 sous la forme d’un stéréotype associé à l’élément E2 du noyau ‘devoir parler français’ : [devoir parler français pourtant ne pas utiliser le français ; pourtant parler/utiliser l’anglais ou une autre langue].

La reconfiguration de francophone qui s’opère dans les passages cités des forums de discussion se caractérise par une activation plus réduite du noyau (e1 donc e2) et par de nombreuses associations sur le mode transgressif, du type ‘e1–e2 pourtant écrire en anglais / se débrouiller en anglais’.

3.2 Reconfiguration avec scission entre E1 et E2–3 : « On ne parle pas le francophone »

Une autre reconfiguration sémantique, très différente de la précédente, nous est donnée par quelques passages écrits par deux écrivains, Rita El Khayat et Tahar Ben Jelloun. En 2007, lors de la publication du Manifeste pour une littérature-monde, Tahar Ben Jelloun avait affirmé : « On ne parle pas le francophone ! », une idée que l’on retrouve dans l’extrait suivant de Rita El Khayat :

(7) […] Eh ! bien, oui, je suis francophone comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir. Pendant de très longues années, j’ai parlé le français sans savoir que j’étais francophone. […] J’aurais été stupéfaite si on m’avait par exemple demandé : “Êtes-vous francophone ?” Je n’aurais pas répondu à cette question et aurais dit : “Non, je parle français” tant la chose est et me semble différente. […] je parle français sans me ressentir francophone. […]

Je suis donc francophone et j’écris des livres en français. […] Mais je tiens à ce que l’on me reconnaisse mon statut d’écrivain français et non francophone. […] (Rita El Khayat, Métissages culturels, p. 90–1006)

L’analyse de l’intégralité du sous-chapitre où Rita El Khayat parle de la francophonie fait apparaître de nombreux DA de francophone.ie et de langue française7 (des DA parfois contradictoires, car ils relèvent de points de vue multiples, le chapitre étant fortement polyphonique), ainsi qu’un rapport inédit entre les deux : parler français et francophonie sont totalement dissociés dans la vision de l’écrivaine, ce qui entraîne une reconfiguration du noyau de francophone.ie d’où, paradoxalement, les éléments e1 et e2 sont entièrement éliminés. Le noyau de francophone.ie qui est pris en charge par ce discours se trouve ainsi réduit à (e3) appartenir à la communauté x. Quant aux DA que l’on y a identifiés, étant donné qu’ils relèvent de points de vue variés, ils se situent à mi-chemin entre le noyau ainsi reconstitué et la configuration sémantique plus courante, que nous avons décrite dans la Figure 3 (nous remarquons toutefois une distinction nette entre francophonie au sens large et Francophonie institutionnelle) :

francophone…

–  POURTANT ignorer être francophone

–  DONC parler le français [polyphonie : non prise en charge de ce point de vue]

–  DONC écrire des livres en français [non prise en charge]

–  DONC langage sonore (‘phone’), pas texte écrit

–  DONC unions forcenées entre la langue maternelle et les langues apprises

–  POURTANT satellite / étranger qui a réussi [polyphonie : du point de vue de la France]

Francophonie (institutionnelle) DONC…

–  prestige

–  aider la France à garder son prestige intellectuel et artistique

–  préserver les intérêts matériels de la France dans le monde

–  vouée à l’échec (si elle couvre uniquement des intérêts matériels)

–  paravent cachant des réalités de toute autre nature

–  utopie

–  fenêtre ouverte sur la modernité et ses processus [au Maroc] DONC globalement positive

–  levier linguistique pour les Marocains et certains Arabes

La dissociation entre langue française et francophonie relève ici clairement de la construction discursive de l’identité de l’écrivaine, et est résumée par la phrase de Tahar Ben Jelloun « On ne parle pas francophone ! », qui réalise la même évacuation paradoxale des éléments e1 et e2 de la signification de francophoni.ie.

3.3 Reconfiguration avec effacement de E3 : « Je suis un “qui parle français” »

Une troisième illustration est issue de l’espace québécois. Dans les extraits ci-dessous, c’est le fait de parler français qui est activé et renforcé dans les emplois du mot francophone, alors que le potentiel sémantique lié à l’appartenance à la communauté n’est pas conforme à celui de la Figure 3.

(8) Quand j’ai fait la connaissance de Julie à McGill en 1987, elle me disait que j’étais French. “You’re French”. Ça me paraissait vieux jeu, car cela faisait dix ans que je disais que j’étais francophone.

« Non, Julie, je suis pas French. Un French, ça vit en France. Je suis francophone. […]

— Non, je suis francophone : je parle français, mais je suis pas français. Toi, tu es anglophone.

— What’s that now? »

Bref, on peut dire que ce sont les francophones qui ont inventé les anglophones, et aussi les hispanophones, et les lusophones, les arabophones, les germanophones. Aucun de ces mots ne fait référence à une ethnie : le sens est uniquement celui de la langue. C’est le “phone” de francophone. (Jean-Benoît Nadeau, Le phone de francophone8)

(9) Un Francophone, ce n’est rien d’autre qu’un locuteur de la langue française. […] au Canada, l’adjectif a pris la place du nom propre. Il a pris toute la place. Nous avons cessé d’être des gens “qui parlent le français” pour devenir strictement des... “parlent le français”. Des Francophones. […] Mais jamais jusqu’à maintenant un peuple ne s’était défini que par une langue.

Je suis Francophone. Je suis un “qui parle français”. Et si je parlais anglais ? Je deviendrais alors un “qui parle anglais” ? Non ? Non : je deviendrais alors un Canadian. C’est tout. Parce que cette façon de vouloir écraser notre identité nationale sous un vocable plus “inclusif” cache un profond malaise.

C’est ça être Francophone. C’est une coquille vide. C’est ce qui reste d’une communauté culturelle après que le vampire bien-pensant l’eut vidé de toute sa substance culturelle et de toute sa mémoire. (Alex Nado, Le Québécois est-il seulement francophone ?9)

Ces discours reconfigurent le noyau sémantique de francophone ainsi : il y a renforcement du potentiel lié à ‘parler français’ (e1), non-activation des attitudes modales savoir, pouvoir, devoir et vouloir (e2), et transgression du potentiel de signification lié à l’appartenance à la communauté (e3), comme on peut le voir à partir de ces DA :

francophone DONC…

–  pas de communauté culturelle

–  locuteur de la langue française

–  partage de la langue

–  simple outil qui permet de vivre ensemble

–  être vidé de sa mémoire

–  coquille vide

–  identité collective vidée de sa substance

–  identité nationale écrasée

–  négation de l’existence d’un peuple

–  identité ravalée

–  refus de soi

–  projet d’indépendance au Québec

En comparaison avec la section 3.1, où la reconfiguration avait totalement désactivé l’élément e2 ‘appartenir à la communauté’, dans le cas de ces discours portant sur le sens de francophone au Québec, il est activé, mais s’ajoutent à la configuration de base d’autres associations, inédites, transgressives, liées à l’identité, comme nous pouvons le voir des DA ci-dessus.

3.4 Activation avec ajout de modalisation de E1–2 : « On est vite francophone à Bruxelles »

Il y a des sens de francophone qui jouent sur la modalisation présente au niveau du noyau, comme en (10). Cette occurrence a été repérée sur le blog du journal belge Le Soir, en réponse à une enquête lancée en avril 2011 par le journal lui-même : « Cinquième volet de notre enquête sur les clichés autour de Bruxelles. Le cliché du jour : Bruxelles, ville francophone. Alors, vrai ou faux, donnez-nous votre avis maintenant. » Nous citons deux réponses parmi les 46 qui s’affichaient au moment de la collecte les occurrences :

(10) Ma femme de ménage est administrativement francophone […], c’est un classement automatique de tous les nouveaux arrivés dans notre ville. Après 10 ans son vocabulaire se limite à 25 mots et je cherche des mots en polonais pour lui donner des instructions. Alors, on est vite francophone à Bruxelles, sauf si la langue maternelle est le néerlandais. Alors on est exclus de la francophonie, même ceux qui lisent le Monde Diplomatique depuis 25 ans. Où est la logique ?

(11) Bruxelles est par excellence une ville internationale, européenne, belge. Qu’on y parle beaucoup le français est certain, jadis parce que la langue de la classe dirigeante, maintenant la langue des moins favorisés.

Dans ce cas-ci, la reconfiguration du noyau ressemble à ceci : tous les éléments sont activés, mais la maîtrise de la langue française est nuancée, tout comme le sont la capacité, l’obligation et la volonté de parler français :

(e1) savoir/pouvoir parler français d’une manière médiocre

(e2) pouvoir/devoir/vouloir plus ou moins parler français

(e3) appartenir à la communauté x

Remarquons également que, dans ce contexte discursif, de nombreux DA sont de nature transgressive (en pourtant), en raison de l’opposition français/flamand, ce qui rappelle les discours sur les forums analysés en 3.1. D’autres DA font voir des rapports de force ou une évaluation négative (arrogance, mépris) :

francophone…

–  POURTANT bilingue

–  POURTANT ouverture à d’autres expressions

–  POURTANT devoir/être utile de parler néerlandais/anglais

–  POURTANT utilisation de plus en plus importante de l’anglais

–  POURTANT vouloir apprendre le néerlandais

–  POURTANT flamandisation

–  POURTANT exclusion des locuteurs du français qui sont de langue maternelle néerlandaise

–  DONC origines variées/immigrés/étrangers

–  DONC dominance culturelle

–  DONC arrogance

–  DONC mépris pour le dialecte flamand

–  DONC défense de sa langue

3.5 Reconstruction transgressive du noyau : « Pas comme les touristes à qui l’on pardonnerait de ne pas être bilingues »

La reconfiguration suivante est issue de la transcription d’un passage de journal télévisé de la Radio Télévision Belge Francophone (RTBF) du 11 mars 2007, concernant les francophones de Flandre, donc en milieu minoritaire :

(12) Le journaliste : Les francophones de Flandre ne sont pas comme les touristes à qui l’on pardonnerait de ne pas être bilingues.

Locuteur francophone : Je pense que maintenant c’est très très difficile de s’afficher en tant que francophone en Flandre. C’est vraiment quelque chose qui est mal vu. On peut être francophone à titre privé mais il faut rester absolument discret. Vous n’aurez pas un médecin même parfait bilingue qui indiquera sur sa plaque, dans la rue, des informations en français.

Le noyau, dans ce cas, subit une reconfiguration selon d’autres principes que les reconfigurations précédentes : il ne s’agit pas de (non-)activation, mais de transformation de l’enchaînement normatif sur lequel se fonde le noyau en enchaînement transgressif : donc est remplacé par pourtant et e2 et e3 sont niés :

(e1) savoir/pouvoir parler français

POURTANT

(e2) NE PAS pouvoir / devoir NE PAS parler français

DONC (e3) NE PAS AFFICHER son appartenance à la communauté x

Cette reconfiguration du noyau s’explique par le statut de minorité des francophones dans ce contexte ; le noyau intègre ici la structure en pourtant du sémantisme de « minorité » lui-même (voir Cozma 2011 : « population d’un État ayant une langue, ethnie, religion, politique pourtant groupement de personnes liées par une autre langue, ethnie, religion, politique »). Les DA sont également typiques des milieux minoritaires (la coexistence d’enchaînements contraires s’explique par les différents points de vue évoqués par le discours analysé) :

francophone…

–  POURTANT discriminé (par certains Flamands)

–  POURTANT méprisé (par les Flamands)

–  DONC ne pas être pardonné de ne pas être bilingue

–  DONC bilingue

–  POURTANT n’est pas dans son milieu protégé

–  POURTANT vu comme ne voulant pas s’intégrer à la société10

– DONC forte volonté de s’intégrer

–  DONC intégré

–  DONC se présenter comme un bon Flamand

–  DONC ne pas oser parler français en public

–  DONC difficile / mal vu de s’afficher en tant que francophone en Flandre

–  DONC nécessité/obligation de rester discret

–  DONC blessure profonde de la Flandre (venant du passé)

3.6 Reconfiguration avec circularité du noyau : « Moi aussi, je suis francophone ! »

En contexte d’enseignement-apprentissage du FLE, les discours sur la francophonie sont également très intéressants, à un niveau différent : d’une part, il arrive encore qu’ils s’inscrivent dans une vision étroite de la francophonie, plutôt franco-centrée, d’autre part, les enseignants sont d’excellents relais des discours sur la francophonie auprès des élèves, des discours de promotion de la Francophonie. En effet, l’utilisation des termes francophone.ie par les enseignants de FLE laisse souvent voir une appropriation, une prise en charge des valeurs de la Francophonie.

Ainsi, sur le blog d’une enseignante de FLE de Roumanie, blog intitulé « Moi aussi, je suis francophone ! » et hébergé sur le LeWebPedagogique.com, on peut lire un article de mars 2009 qui parle de la fête de la Francophonie, qui est organisée chaque année dans son établissement. On comprend que l’enseignante cherche à motiver ses élèves à tout prix. L’article se termine ainsi :

(13) Jusqu’à l’année prochaine et avec les nouvelles générations, on va multiplier sans doute nos idées… afin de maintenir la Francophonie toujours vivante dans l’esprit de nos jeunes.

Quelle que soit la vision dans laquelle s’inscrivent les enseignants, les DA présents dans leurs discours ne transgressent pas le potentiel de signification de la Figure 3 : [francophonie donc amour pour la langue française / amour pour la littérature] ; [francophonie donc culture française] ; [francophonie donc ouverture / marché du travail / utilité] ; etc. Quant au noyau, il présente deux particularités : il est surmodalisé dans son ensemble par la modalité vouloir/désirer (vouloir/désirer e1–e2–e3) et l’interdépendance de ses éléments est renforcée par une double orientation, une orientation e1 donc e2–e3, et une orientation e3 donc e2–1 (ce que nous représentons par la flèche ci-dessous) :

vouloir :

(e1) savoir/pouvoir parler français

DONC (e2) pouvoir/devoir/vouloir parler français ←

DONC (e3) appartenir à la communauté x DONC

Nous supposons que cette représentation, qui est probablement très courante en situation d’enseignement-apprentissage du FLE, emprunte des éléments à la représentation de la Francophonie institutionnelle, que nous décrivons dans la section suivante pour finir notre analyse.

3.7 Circularité du noyau et modalisation de E1–2 : « Nous tous qui avons choisi de nous rassembler au sein de la Francophonie »

Le texte retenu pour cette dernière illustration émane de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF). Il s’agit du message adressé par Abdou Diouf lors de la Journée internationale de la francophonie du 20 mars 2012 : « Le français est une chance ! », discours dont nous reprendrons ici uniquement le début et la fin :

(14) Pour nous toutes et nous tous qui avons choisi de nous rassembler au sein de la Francophonie, le français, c’est en effet cette chance insigne qui nous est offerte de pouvoir […]

Cette chance, offrons-la surtout, en gage d’amitié et en signe de ralliement, à toutes celles et tous ceux, toujours plus nombreux, qui choisissent d’apprendre le français pour s’ouvrir au monde.

Nous donnons ci-dessous la liste intégrale des DA à l’œuvre dans ce discours. La plupart de ces déploiements sont ancrés directement sur langue française (ils équivalent à des argumentations externes pour langue française) et seulement de manière indirecte sur francophonie (pour ce dernier mot, il s’agit d’argumentations internes, c’est-à-dire de stéréotypes qui prolongent l’élément du noyau ‘parler français’).

Francophonie (langue française) DONC…

–  pouvoir entrer en contact par-delà les frontières et les océans

–  pouvoir communiquer entre nous avec l’assurance de nous comprendre

–  pouvoir agir solidairement

–  pouvoir réfléchir ensemble aux défis du présent et du futur

–  pouvoir partager nos craintes, nos espoirs, nos ambitions

–  littérature, chanson, arts vivants

–  diversité des expressions culturelles

–  pouvoir exprimer ce qui est stimulant, enrichissant, fécond

–  dialogue et coopération au service du développement durable

–  engagement militant des peuples, de la société civile, des citoyens

–  réseaux performants d’universitaires, de chercheurs, d’experts, de professionnels, de maires, de parlementaires

–  pouvoir confronter et mutualiser nos expériences

–  faire prospérer l’État de droit

–  faire s’enraciner la culture de la démocratie et des droits de l’Homme

–  faire progresser la paix

–  pouvoir nous concerter

–  faire prévaloir les intérêts de tous, et singulièrement de ceux que l’on a pris l’habitude de ne plus entendre

–  défis à relever jour après jour

–  puissant moyen d’action

–  formidable levier pour faire émerger une autre vision du monde et du destin qui nous lie

–  vision du monde acceptable pour tous et équitable pour tous

–  gage d’amitié et signe de ralliement

–  vouloir offrir cette chance à ceux qui choisissent d’apprendre le français

Ces DA peuvent être considérés comme étant inédits, d’une certaine manière. Au moment où ils ont commencé à se manifester dans les discours de l’OIF, ils ont été l’instrument – et la marque – du cinétisme de la signification de francophone.ie (c’est la raison pour laquelle nous avons repris toute la liste des DA du discours d’Abdou Diouf).

Ce discours a, en outre, la particularité de construire ce que nous pourrions appeler une boucle argumentative. Si l’on accepte de voir une équivalence entre « le monde » qui figure dans la dernière phrase et « nous tous qui avons choisi de nous rassembler au sein de la Francophonie », alors « s’ouvrir au monde » oriente vers (e3) appartenir à la communauté x, qui oriente à son tour vers e2 (conformément au rapport entre les éléments du noyau de Francophonie proposé par Galatanu et repris dans la Figure 2 : [appartenir à la communauté X donc pouvoir/devoir/vouloir parler français]). De cette manière, la boucle argumentative est fermée et peut continuer à se consolider, tout comme dans le cas du contexte d’enseignement du FLE décrit dans la section précédente.

Cette boucle est le fait de ce discours particulier et pourrait ne pas être retrouvée dans d’autres discours de l’OIF. En revanche, ce qui devrait être commun à l’ensemble des représentations de la Francophonie institutionnelle, c’est l’inversion de la logique argumentative, c’est-à-dire de l’orientation e3 donc e2 contenue dans le noyau.

Enfin, dans le discours que nous avons retenu pour cette dernière section, les éléments du noyau s’accompagnent de la surmodalisation avoir la chance de, qui touche e1et e2, et qui apporte une évaluation positive dans les domaines affectif et pragmatique :

avoir la chance de (e1) savoir/pouvoir parler français

DONC avoir la chance de (e2) pouvoir/devoir/vouloir parler français ←

DONC [avoir la chance de] (e3) appartenir à la communauté x DONC

4 Conclusion

Les quelques configurations présentées dans cet article ont encore besoin d’être nuancées et complétées. Cependant, elles auront permis, d’ores et déjà, de montrer la diversité des représentations portées par les mots francophonie et francophone :

Notre démarche a consisté à partir d’une description de la signification abstraite en langue et à utiliser cette description comme base pour l’analyse des occurrences discursives. Si cette démarche est pertinente, c’est parce que la SPA est un modèle dynamique de description sémantique, construit à l’interface langue/discours. Au terme de cet article, nous espérons avoir atteint notre objectif, qui était de montrer que les sens multiples des mots francophonie et francophone reposent sur des configurations sémantiques différentes, qu’il est possible de voir comme des reconfigurations d’une signification lexicale unique.

Références bibliographiques

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Tétu, Michel. 1987. La francophonie. Histoire, problématiques, perspectives. Montréal : Guérin littérature.

1 L’étude en question a été présentée dans le cadre du colloque La construction discursive du « locuteur francophone » en milieu minoritaire. Problématiques, méthodes et enjeux, Université de Moncton, 3 au 6 octobre 2012, sous le titre « Je suis francophone » : reconfigurations discursives de l’identité francophone.

2 Cette section dans son ensemble s’appuie sur les textes d’Olga Galatanu indiqués dans la bibliographie. On trouvera une description des strates de signification dans Galatanu 2009, 57–56 ; 2011, 211–212 ; 2013, 22–23 ; et surtout 2018, 160–170 et 255–260. Pour des illustrations, outre la description sémantique du mot francophonie dans Galatanu 2011 et 2013, nous renvoyons à Galatanu 2004 pour les mots colère et indignation, et à Galatanu 2018 pour avoir honte, patrimoine culturel et enseignant (respectivement à la page 251, 270 et 303).

3 Nous utilisons les crochets pour indiquer qu’il s’agit d’un enchaînement argumentatif ; DONC et POURTANT sont des connecteurs abstraits.

4 Les Figures 1 et 2 sont reprises de Galatanu (2011, 215–216 et 2013, 24–25). S représente ici le sujet parlant et/ou la communauté de sujets parlant le français ; X représente les espaces géopolitiques de la Francophonie. La notation E1, E2 et E3 est utilisée pour des raisons pratiques : elle désigne les différents éléments de noyau et permet de mettre en évidence les associations à partir de chaque élément du noyau (E1 donc… correspond à une association à partir de l’élément E1 du noyau, et ainsi de suite pour E2 et E3). Il faut lire donc en tant que connecteur abstrait qui permet de marquer le lien associatif (ou lien argumentatif). Les flèches représentent également ce lien associatif abstrait, dont elles soulignent l’orientation ; elles font double emploi avec le connecteur donc et leur fonction est de rendre visible la manière dont les stéréotypes sont ancrés dans le noyau de signification (le noyau doit se lire dans la première colonne, de haut en bas ; les stéréotypes se trouvent dans la deuxième colonne et chaque stéréotype doit se lire de gauche à droite, car il a son origine dans un élément du noyau). Enfin, dans le cas de E1/E2 donc… il faut comprendre que certains éléments des stéréotypes représentent des associations avec plusieurs éléments du noyau (dans ce cas, E1 et E2), ce qui met en évidence l’interdépendance des éléments du noyau.

5 Les discours seront cités partiellement, mais ils seront pris en compte dans leur intégralité pour l’analyse des reconfigurations sémantiques ; cela explique que l’on ait plus de DA que ceux visibles dans les passages qui figurent dans les exemples (1–14). Nous reprendrons les passages tels qu’ils ont été orthographiés sur Internet.

6 Rita El Khayat et Alain Goussot, Métissages Culturels, Essai, Collection Humanités, Ed. Aïni Bennaï, Casablanca, 2003.

7 Les DA de langue française sont d’ailleurs plus nombreux et, généralement, évalués positivement. On remarque que l’écrivaine prend en charge ces associations et que prend ce n’est que la rupture créée discursivement entre francophonie et langue française qui empêche que ces associations puissent être transférées à francophonie aussi.

8 Chronique publiée le 20 septembre 2011 sur la page d’actualités du site MSN Canada : http://ca.msn.com/.

9 Texte publie le 19 juin 2012 dans L’aut’ journal : http://lautjournal.info/.

10 Si l’on prend en compte la nature polyphonique du discours analysé ici, ces deux derniers enchaînements se présentent également sous leur aspect normatif, en donc : [francophone donc fransquillon qui est dans son milieu protégé] ; [francophone donc fransquillon qui ne veut pas s’intégrer à la société].