Literatūra ISSN 0258-0802 eISSN 1648-1143

2019, vol. 61(4), pp. 44–53 DOI: https://doi.org/10.15388/Litera.2019.4.3

Le rôle de la musique dans l’ œuvre romanesque de Ken Bugul

Edyta Sacharewicz
Institut de Langues Modernes
Université de Białystok, Pologne
jsacharewicz@onet.eu

Annotation. L’objectif de cette étude est d’analyser la place qu’occupe la musique dans l’œuvre littéraire de Ken Bugul. En s’appuyant sur les romans de cette écrivaine sénégalaise, l’auteure de l’article essayera de montrer comment cet art s’y manifeste. Cette étude se positionnera d’un point de vue thématique ainsi que formel. On tentera de mettre l’accent sur le caractère particulier du langage de ses œuvres. Le rythme, l’intensité et les répétitions qui apparaîssent chez Bugul deviennent des éléments inséparables de sa création et témoignent de sa musicalité.
Mots-clefs : littérature, musique, Ken Bugul, langage littéraire

The role of music in Ken Bugul’s novels

Summary. The analysis of the place that music occupies in the works of Ken Bugul is the main purpose of this article. The author will try to present how this art manifests in her novels paying attention to the unique character of literary language. The rhythm, the intensity, the repetitions that appear in the Bugul’s texts become inseparables elements of her creation and show the musicality of her work.
Keywords : literature, music, Ken Bugul, literary language

Received: 29/06/2019. Accepted: 24/09/2019
Copyright © Edyta Sacharewicz, 2019. Published by Vilnius University Press
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution Licence, which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, provided the original author and source are credited.

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Les relations entre la musique et la littérature sont très complexes et elles entraînent de nombreuses difficultés. De plus, les études concernant ces deux arts relèvent de plusieurs disciplines : littérature comparée, musicologie, linguistique, esthétique. C’est pourquoi, l’analyse de l’œuvre littéraire de Ken Bugul1 n’est suivi que d’une courte présentation des recherches musico-littéraires juste pour signaler les ouvrages les plus importants concernant ce sujet ainsi que les problèmes les plus essentiels en faisant également attention à la place de la musique dans la société et la littérature africaine. Dans la partie suivante, l’article se concentre sur les principaux composants de la musique présents dans la création littéraire de cette auteure sénégalaise.

1. Ésquisse des études des relations entre la musique et la littérature

L’évocation des mots : littérature et musique suscitent toujours des associations telles que : poésie, chant, rythme, voix, musicalité, mélodie, harmonie, timbre, chanson (Gribenski 2004, 111). Selon Sami Tchak, un écrivain togolais, ces deux domaines sont presque identiques parce que:

dans l’un comme dans l’autre, il s’agit, du moins en principe, de produire du beau, une valeur esthétique, qui procure plaisir et émotion au-delà même du sens. Nous supposons qu’une chanson, ou la musicalité d’un texte, peut nous bouleverser, faire vibrer nos plus intimes fibres, sans que nous en ayons accès au message, car cela peut se produire dans une langue que nous ne comprenons pas. (Tchak 2016)

Depuis longtemps les rapports de la littérature avec les autres arts, notamment avec la musique font l’objet d’une problématique particulière au sein des études comparatistes. Le véritable essor de cette discipline a lieu dans l’entre-deux-guerres, avec les essais respectifs de A. Cœuroy (Musique et littérature: études de musique et de littérature comparées, 1923) et P. Maury (Arts et littérature comparés: état présent de la question, 1934) qui ont relancé l’étude des rapports entre la musique et les Lettres2. L’avènement de cette discipline telle qu’on la connaît aujourd’hui remonte à 1948 avec le célèbre Music and Literature de l’Américain Calvin S. Brown qui pose des jalons de sa théorie (Mila 2006, 42). Depuis, le champ de ce domaine s’élargit constamment. Au XXe siècle, la réflexion sur les relations entre ces deux disciplines est aussi marquée par les travaux d’Étienne Souriau (La Correspondance des arts, science de l’homme: éléments d’esthétique comparée, 1969) et de Steven Paul Scher (Literatur und Musik: Ein Handbuch zur Theorie und Praxis eines komparatistischen Grenzgebietes, 1984).

Pour classifier les points de rencontre entre littérature et musique, on adopte généralement le schema proposé par S. P. Scher qui permet de distinguer une triple structure. D’abord, la présence de la musique dans la littérature qui peut se manifester soit : « de façon thématique, par référence à des musiciens réels ou fictifs (…) ou à des oeuvres, elles aussi réelles ou fictives et pouvant alors faire l’objet d’une transposition d’art (…) » soit « de façon structurelle, par analogie avec des formes musicales25 (…) » (Gribenski 2004, 117). Ensuite, la collaboration de la musique et de la littérature se montre « à travers différents genres, lyriques et dramatiques » (Gribenski 2004, 116). Enfin, on parle de la littérature dans la musique. Il s’agit de toutes les formes de présence textuelle, directe et indirecte. Liven Tack précise que « la présence directe concerne tout le péritexte des pièces musicales, ainsi que les indications discursives dans les partitions (…) De manière indirecte, il semble possible de dire qu’un procédé textuel soit responsable de la prégnance référentielle de la musique à programme et de la musique narrative » (Tack 1998, 766).

A. Mila dans son article souligne que si on veut étudier la place de la musique dans le roman africain, il est essentiel de s’interroger tout d’abord sur le rôle de la musique dans les sociétés africaines qui sont, dans leur grande majorité, considérées comme des sociétés à tradition orale, c’est-à-dire où l’histoire conservée dans la mémoire des gens se transmet par le biais de la parole orale, sans suport écrit. Seydou explique que :

la tradition orale, qui est donc une des sources fondamentales de l’histoire africaine, se définit comme étant l’ensemble des valeurs culturelles d’un peuple, valeurs dont la transmission, fondée sur l’oralité, se fait, d’une génération à l’autre, par le moyen de l’éducation et des circonstances pratiques de la vie. Au sens large, il s’agit de l’ensemble des récits et autres documents non écrits. Ces messages peuvent être d’ordre historique, technique, scientifique, religieux, esthétique. (Seydou 1996, 764)

Cette fonction fondamentale à la base de la culture d‘Afrique noire se fait généralement par le biais du griot qui est le pilier de la société traditionnelle africaine. Maître de la parole, fidèle gardien de la tradition orale, conservateur incontesté des mœurs ancestrales, le griot est un personnage qui joue un rôle social très important. Il transmet  de génération en génération, la mémoire et la sagesse de la communauté. Il mélange son récit avec accompagnement instrumental3, chant et danse qui forment un ensemble harmonieux. Un bon conteur doit savoir évaluer la justesse du rythme du conte et l’adapter en fonction de l’histoire et du contexte de la narration. Le rythme est une notion fondamentale dans la tradition orale et parmi les caractéristiques stylistiques les plus importantes. Il se construit par la répétition des tons et des mots, les allitérations, la rime, l’assonance, l’alternance des voyelles courtes ou longues ainsi que la pause musicale entre autres. Le griot les combine à sa convenance afin de rendre le récit le plus attrayant possible (Mila 2006, 48-49).

Pour sauvegarder les valeurs culturelles de la société, les auteurs africains ont deux possiblités : soit ils transcrivent des contes, des récits épiques narrés par les griots, soit ils inscrivent dans leurs romans ou poèmes les empreintes de cette culture orale (présence formelle et/ou thématique), dont la musique est un élément central (Mila 2006, 45). Les mots de Tsira Ndong Ndoutoume : « Il appartient donc aux Africains de briser la coquille, de sortir de noyau et de rythmer les tamtams au grand soleil, à coups de baguettes et… de plumes » (Ndoutoume 1970) confirment que si les écrivains africains veulent faire connaître leur culture, ils doivent la propager par le biais de l’écriture. La plume est comparée à un instrument de musique qui a pour but de rythmer et organiser le récit (Mila 2006, 45).

La Négritude, courant littéraire et politique créé durant l’entre-deux-guerres, célèbre la culture noire par beaucoup de formes, surtout par la poésie dont l’élément primordial devient la musique. Omniprésence du rythme, didascalies musicales, évocation de la musique en tant que variable de la vie collective dans le village sont des marques essentiels de l’œuvre des Nègres qui sont héritiers d’une poésie orale. Ils transmettent des valeurs négroafricaines en intégrant la musique à leur œuvre.

Senghor, maître de la poésie Nègre, souligne l’importane de l’oralité, le rôle du chant et de la musique dans l’énonciation poétique qui régissent sa poésie. Il entend prendre ses distances vis-à-vis de la culture occidentale et revendiquer un autre héritage, celui de tradition orale, fondé des valeurs spécifiquement africaines (Chevrier 2006, 57-58). Cette composante fondamentale de l’œuvre poétique de Senghor se caractérise avant tout par les rythmes et fait appel aux instruments de musique qui les procurent. Comme l’a remarqué Sartre dans son célébre texte Orphée noir : « C’est le rythme qui cimente ces multiples aspects de l’âme noire (…) c’est le rythme tam-tam, jazz, bondissement de ces poèmes qui figure la temporalité de l’existence nègre » (Sartre 2007, 35).

2. La musique dans l’œuvre litteraire de Ken Bugul.

Les œuvres de Bugul sont abondamment analysées. Des études consacrées à ses textes littéraires prennent la forme de thèses et de mémoires, de parties d’ouvrages généraux ou d’anthologies sur l’histoire littéraire de sa région, d’ouvrages spécialisés et d’articles ou chapitres de livre. Les critiques s’attardent souvent sur le caractère autobiographique de ses romans4. Ils les abordent aussi dans une perspective postcoloniale5. La condition féminine est également souvent analysée6. Cependant, peu de travaux concernent sa langue littéraire et particulièrement la musicalité de cette langue.

Toutefois, la musicalité du langage est un composant très important chez Bugul. L’auteure, elle-même, souligne, au cours d’un entretien7, que le rythme devient un élément essentiel dans sa création littéraire :

Mais le rythme intérieur est une espèce de composition intérieure qui doit rythmer mon écriture par rapport à ce que je traite, parce que chaque fois que je traite quelque chose, il y a une intensité […] La rythmique que nécessite la thématique et qui lui est intérieure, est ce qui conditionne la manière d’écrire, Mais tout ça, c’est aussi pour être convaincue que ce que je dis, je ne le dis pas seulement pour remplir des feuilles de papier […] Mais au moment où je le fais, j’ai besoin que ce que j’écris soit quelque chose auquel je crois […] La thématique influence l’intensité du propos et sa rythmique […] Pour savoir ce que j’écris, j’ai besoin de l’écrire sous cette forme d’oral et de rythmique. (Bugul 2009, 130-131)

Cette caractéristique ainsi que l’intensité et les répétitions témoignent de la musicalité de son œuvre. Ch. Ahihou dans Glissement et fonctionnements du langage littéraire soulignent ces trois facteurs-composants de la langue bugulienne (Ahihou 2017, 45-46).

Dans son ouvrage, il remarque également que le langage poétique de Bugul est généralement construit de très courtes phrases qui se limitent souvent à des mots indépendants. Cette démarche produisant un effet des bruits ou des échos crée la cadence du rythme que le lecteur peut entendre en lisant le texte. Il faut quand même souligner que ces mots ou petites phrases définissent de différentes types de rythmes (Ahihou 2007, 53). Dans le récit La Pièce d’or on observe le rythme de colère, même de vive effervescence :

Moïse resta silencieux et, à un moment, dit comme à lui-même :
„J’ai un mauvais pressentiment.”
Moïse reprit :
„Zak n’aurait pas dû partir.
Ce n’est plus le moment.
C’est déjà trop tard.
C’est allé plus vite que je ne le croyais.
Le peuple est imprévisible.
Le moment fatidique est arrivé.
Ce bruit lourd et sourd a changé de rythme, et cela ne présage rien de bon. C’est le début du chaos.
Je veux Zak à côté de moi.
Il n’y a plus de nord.
Il n’y a plus de sud.
Il n’y a plus les uns et il n’y a plus les autres.
(Bugul 2006, 281-282)

Le rythme présent dans ce fragment est caractéristique pour tout le roman où se répandent les images de décadence de la société, de la civilisation. Les phrases courtes annoncent l’approche de la fin du monde.

Dans La Folie et la Mort, le fragment dans lequel la mémoire de Mom Dioum commence à revenir à la vue de « la sociologue qui tenait une radio à la main » (Bugul 2000, 177) illustre la création du rythme dans le langage bugulien :

Dès que son regard tomba sur la radio, elle leva la tête et regarda le ciel.

La vieille sous le tamarinier.
Le cheval blanc.
Un village.
Des enfants.
Son pagne.
Le choix.
La folie ou la mort.
La marche.
Le fromage.
Dormir.
Et Mom Dioum se rappela
. (Bugul 2000, 177-78)

Ce ne sont pas des phrases faites grammaticalement de sujets, verbes et objets. Quand même ces mots isolés suffisent pour faire sens à cet extrait. Ch. Ahihou souligne que dans chacun d’eux on retrouve quelques-uns des épisodes de l’aventure de Mom Dioum dans le roman, cependant leur succession symbolise le rythme de la production de ces épisodes. C’est un rythme du souvenir qui se réalise sans objet ni verbe. Chaque mot ou courte phrase portent en eux leur propre histoire (Ahihou 2011, 37).

Cependant le rythme qu’on a dans le roman De l’autre côté du regard est tout à fait différent que celui dans ces deux œuvres étudiées. Bugul le décrit comme un rythme de réconciliation et de quiétude (Bugul 2009, 131). Ce roman qui porte essentiellement sur la relation de la narratrice avec sa mère est construit autour d’une berceuse qui l’ouvre et le clôt :

Ayo néné,
Néné néné touti
Touti touti béyo
Ayo néné
Néné lo di dioy
Sa yaye démna Saloum
Saloum gnati neg la
Gnantel ba di wagne wa

Wagne wa wagnou Bour la
Bourba bourou Saloum.

(Bugul 2003, 13; 280)

Ayo néné,
Bébé petit bébé
Petit petit béyo
Ayo bébé
Pourquoi pleures-tu bébé
Ta mère est partie au Saloum
Il y trois cases au Saloum
La quatrième est la cuisine
La cuisine est celle du Roi
Le Roi est le Roi du Saloum.

(Bugul 2003 13; 280)

Ce chant destiné à faire dormir ou à apaiser les enfants, est repris textuellement par Bugul dans son récit. D’ailleurs, dans leur mystérieuse communication à travers les ondes liquides de la pluie, la mère, de l’autre côté du regard, entonne ce chant pour signaler à sa fille sa présence. Au rythme de la berceuse, elle parvient à calmer la crise née entre elle et sa mère (Barry 2016, 383). Une berceuse est une chanson qui montre l’amour qui existe entre une mère et son enfant a une seule vocation : apaiser. La narratrice qui chante cette berceuse et écrit tout le roman sur son modèle n’a qu’un objectif : s’apaiser elle-même. Elle ne vise pas à transmettre un quelconque message car en chantant une berceuse à un bébé, on ne veut que le calmer ou l’endormir.

Le rythme dans l’ œuvre littéraire de Bugul ne se manifeste pas alors seulement par de très courtes phrases, voire des phrases qui se limitent souvent à des mots indépendants ou libres mais aussi par référence directe à un chant ou un genre de musique. À titre d’exemples le roman Rue Félix-Faure est dominé par les rythmes de blues et de morna8. La rue qui donne le nom au titre, est « une rue musicale, une rue où on pouvait danser à n’importe quelle heure » (Bugul 2005, 27). Ce lieu est peuplé par des immigrés capverdiens. Les hommes qui jouent du violon et sont apprentis-philosophes, les filles belles à la peau couleur de miel, y créent l’ambiance. Bugul les décrit par rapport à la musique qui symbolise leur présence : « Tous ces bureaux chics et précieux jouxtaient les salons de coiffure des Cap-Verdiens, d’où filtrait à chaque moment de la journée de la musique. Morna, biguine. Une musique lancinante, prenante, envoûtante, nostalgique, une musique des îles, non loin » (Bugul 2005, 73). Cette musique douce-amère devient également l’arrière-plan de l’histoire des personnages qui ont souffert de leur isolement de la société et surtout des humiliations causées à eux par le moquadem.

Cependant le tango est un vecteur vaporeux des histoires racontées dans le roman Mes hommes à moi. L’héroïne assise au comptoir d’un bar parisien du XIe arrondissement où la musique de tango « tournait sans cesse » (Bugul 2008, 75), se souvient de tous les hommes qui l’ont aimée ou qu’elle a séduits. Ce récit rétrospectif, construit comme un aveu à la première personne, est entrecoupé par des retours à sa vie présente, dans ce bar où les habitués sont autant de matière à imaginer d’autres histoires : Monsieur Pierre, Madame Michèle ou le couple Jourdan qui joue aux cartes. Dès l’ouverture du roman, l’héroïne avoue son attrait pour la musique, particulièrement le tango qui la tranquilise et la désinhibe. Son rythme crée une ambiance mystique dans le roman où les émotions extrêmes: séduction et dégoût, coquetterie et ruse, envoûtement et dédain se mélangent :

Cela faisait insolite mais, en même temps, ce tango en sourdine laissait planer dans le bar un air de tristesse et de force. Une musique qui rappelait à l’âme ses mouvements, ses sautes d’humeur, dans une atmosphère de mysticisme. Malgré les bruits de verres, de commandes, d’assiettes à l’heure du déjeuner, cette musique flottait sur les murs, sur les tables, sur les gens, comme un fantôme invisible. (Bugul 2008, 75)

A. Mila en parlant de l’unité de la littérature et de la musique, souligne que la parole, pour pouvoir s’exprimer pleinement, doit aussi avoir recours à la pratique du geste, autrement dit à la danse. Cette acte peut, dans certaines situations, remplacer la parole (Mila 2006, 56). La danse qui matérialise la parole énoncée et réalise ses intentions et souhaits, est également présente chez Bugul. Dans Mes hommes à moi, le rythme de la danse qui envahit la narratrice permet de libérer ses émotions ou d’oublier ses complexes et de gagner en confiance comme dans la scène où elle exécute « le tango enivrant » (Bugul 2008, 116) :

C’était ma danse préférée. C’était dans mon sang. Les gens applaudissaient à toutes les ”phases” que le surveillant faisait. Et moi, légère comme une plume, j’en oubliais tous mes complexes. Je savais par expérience que les gens n’admiraient pas ma souplesse et ma capacité de suivre […] Je n’avais jamais appris le tango. Même si personne ne m’admirait, je savais que j’étais la seule dans toute cette salle des fêtes à savoir danser aussi bien le tango. Quand le morceau fut fini, les gens applaudirent comme des fous […] J’étais là au milieu de la salle, à nouveau maladroite, après u tel exploit. (Bugul 2008, 116)

Dans Cacophonie, la danse a une valeur symbolique. Après la mort de son mari, Sali qui se sent rejettée par sa belle-mère et le monde l’entourant dans la maison jaune, s’emmure peu à peu physiquement, puis psychologiquement. Le Ndëp permet à l’héroïne de se renaître. Cette « danse de désenvoûtement » (Bugul 2014, 197) appelée aussi « celle du retour » (Bugul 2014, 197) effectuée par Sali à la fin du récit est un point culminant de son processus de la purifiaction qui se déroule à travers toute son histoire. La femme n’est plus le même personnage qu’on a connu au début du roman. À la fin du Ndëp, l’ancienne Sali était décédée sans être morte. Chez Bugul, la danse a une puissance libératrice. Elle libère la femme et son corps en donnant de l’assurance.

L’intensité est un élément suivant de la musicalité du langage bugulien. Ch. Ahihou explique qu’ « elle se mesure par une accélération ou une décélération du rythme. Sur le plan de la communication, elle s’énonce suivant la gravité des messages dont elle indique le ton. Elle est soit faible, soit forte et se manifeste généralement par la régularité et l’accumulation des mots et des phrases courtes » (Ahihou 2017, 64). La scène dans lequel on sert du café chez le Serigne dans Riwan ou le chemin de sable est un exemple d’une intensité forte et faible :

Les femmes déjà lavées, habillées, parfumées, commencèrent à entrer dans la cour du Serigne pour les salutations d’usage. C’était le rituel quotidien. Certaines femmes restaient, d’autres partaient et revenaient. Bientôt se forma autor du Serigne un petit groupe composé de femmes et d’enfants.
Et le café arriva.
Le café de Touba !
Un breuvage.
Un élixir.
Le café était servi dans de grands verres. Il devait être brûlant, le verre devait être chaud. C’était ainsi qu’il fallait le boire (…)
Quelle chaleur réconfortante, revigorante et enivrante dans la bouche et dans le corps.
(Bugul 1999, 81-82)

La phrase courte au passé simple souligne que l’arrivée du café est brusque et spontanée et crée l’intensité d’autant plus qu’elle interrompt une certaine habitude effectuée par les femmes. En analysant ce fragment on voit que c’est seulement le moment où cette boisson apparaît fait une tension. Plus tard l’intensité s’affaiblit et le service du café rend la tension plus faible (Ahihou 2017, 65).

Quant au troisième composant du langage bugulien, Ch. Ahihou parle de deux formes de répétition. Dans l’exemple suivant tiré de Riwan ou le chemin de sable, on retrouve une répétion qui est très répandue dans les œuvres buguliennes :

Nul ne sut jamais qui fut sauvé des flammes.
Nul ne sut jamais ce qui s’était réellement passé.
Nul ne sut jamais ce qu’étaient devenus les corps de Rama et de ses parents.
Nul ne voulut savoir ce qui était arrivé.
Nul n’en parla plus.
(Bugul 1999, 222)

Les reprises en début de phrases de mot « nul » sont des répétitions anaphoriques. L’anaphore largement utilisée en littérature et surtout dans le domaine de la poésie, permet de répéter un son ou un groupe de mots, ce qui produit un effet d’insistance et une certaine musique. Dans l’extrait suivant de La pièce d’or on observe le deuxième type de répétitions qui apparaît chez Bugul :

Zak lui dit qu’il lui rappelait tant son frère.
„Qui est ton frère?”
- Mon frère s’appelle Moïse.
- Moïse?
Tu es le frère de Moïse?
Tu es mon frère alors.
Je suis Moïse.
Tous, nous sommes Moïse.
(Bugul 2006, 180)

La reprise de mot « frère » est un exemple de répétition simple parce qu’elle ne commence ni une phrase ni une proposition.

Cependant, dans les oeuvres romanesque de cette auteure sénégalaise, on peut y aussi retrouver les répétitions d’idées déjà développées et de scènes ayant déjà décrites par la narratrice. Ch. Ahihou remarque que ces formes de répétitions se montrent comme des refrains d’un chant en train d’être exécuté. Il continue en expliquant que dans ce cas-là, le chant ou tout simplement les couplets d’un chant, c’est le récit et les refrains sont les extraits repris, comme la berceuse dans le roman De l’autre côté du regard qui s’y répète plusieurs fois et qui joue le rôle de refrain (Ahihou 2017, 73).

Dans Cendres et Braises, on peut observer des répétitions d’idées et de scènes. Les moments où Marie essaie de se reconcilier avec Y. après que celui-ci l’a maltraitée ou même battue sont des exemples de telles répétitions. À chaque fois quand la scène de reconciliation se produit, on voit la faiblesse de l’héroïne en tant que femme soumise qui n’est pas capable de se passer de l’homme bien qu’il ne la respecte pas.

Toutes ces répétitions présentes chez Bugul deviennent une marque principale de son langage. Leurs fonctions varient selon les différentes formes qu’elles prennent au cours du récit. Elles peuvent produire les effets acoustiques ou les effets de persuasion et d’accentuation (Ahihou 2017, 79-80).

3. Conclusion

La réflexion sur les relations entre la musique et la littérature, malgré sa présence dès l’Antiquité et pendant le Moyen Âge, s’organise en vraie critique comparée seulement vers le milieu du XVIIIe siècle. Cependant, le véritable développement de cette discipline, on l’observe au siècle suivant. La musique dans les textes des auteurs africains est fortement liée à son rôle dans la société traditionnelle. Elle est un élément de survivance de la culture orale. Ainsi, les écrivains, les poètes veulent sauvegarder leurs valeurs traditionnelles.

Bugul, l’une des plus populaires auteures africaines dans le monde entier, est particulièrement connue grâce au caractère autobiographique des romans ainsi qu’à son engagement dans la cause féminine. Néanmoins, la musicalité de son langage littéraire est un élément très important de sa création artistique. Le rythme, l’intensité et les répétitions sont omniprésents et prouvent de la beauté et du caractère unique de son langage. La présence de la musique qui peut être analysée d’un point de vue thématique ainsi que formel remplit plusieurs fonctions dans ses œuvres. Elle reflètent les émotions des personnages et les suscitent chez le lecteur, crée l’ambiance ainsi que met l’accent sur les événements plus importants.

Pour conclure, il faut souligner qu’en lisant les œuvres de Bugul, on n’a pas affaire au simple roman. C’est plutôt une sorte de poésie dans laquelle on trouve des traces de divers genres comme : autobiographie, conte, mythe, chant ou essai. Cette poésie est le résultat de la quête du beau et est atteinte entre autres grâce à la musique omniprésente.

Littérature :

Bugul, Ken. 1999. Riwan ou le chemin de sable. Paris : Présence Africaine.

Bugul, Ken. 2000. La Folie et la Mort. Paris : Présence Africaine.

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Bugul, Ken. 2006. La Pièce d’or. Paris : UBU éditions.

Bugul, Ken. 2008. Mes hommes à moi. Paris : Présence Africaine.

Bugul, Ken. 2014. Cacophonie. Paris : Présence Africaine.

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Muzikos vaidmuo Ken Bugul romanuose

Edyta Sacharewicz

Santrauka

Straipsnyje analizuojama muzikai tenkanti vieta literatūrinėje Ken Bugul kūryboje. Siekiama atskleisti muzikos meno apraiškas šios Senegalo rašytojos kūryboje. Remiamasi temine kritika ir formalia analize. Išryškinama savita kalbinė ir stilistinė raiška Ken Bugul romanuose. Pabrėžiama, kad ritmika ir kartojimas yra būtini elementai, suteikiantys jos kūrybai muzikalumo.

1 Mariétou Mbaye alias Ken Bugul est née en 1948 dans le Ndoucoumane, région du Sine-Saloum (Sénégal). Elle a effectué les classes primaires dans son village et celles secondaires au Lycée Malick Sy de Thiès. Après une année passée à l’université de Dakar, au département d’anglais, elle obtient une bourse pour poursuivre ses études en Belgique. De retour au Sénégal, elle travaille comme coordinatrice des programmes nationaux dans un organisme international. Elle épouse un vieux marabout qui meurt quelques mois après et devient aisni la 28e femme. Détachée au Congo, elle travaille dans un organisme international. Mariée en seconde noces à un médecin béninois, elle est mère d’une fille. Depuis son nouveau veuvage, Bugul se consacre aux arts au Bénin en ouvrant espace littéraire et artistique. Elle est l’auteure de 10 romans : Le Baobab fou (1984), Cendres et Braises (1994), Riwan ou le Chemin de Sable (1999), La Folie et la Mort (2000), De l’autre côté du regard (2003), Rue Félix-Faure (2005), La Pièce d’or (2006), Mes hommes à moi (2008), Aller et Retour (2014), Cacophonie (2014) (Herzberger-Fofana 1993, 501).

2 Il faut quand même souligner que l’intérêt pour la comparaison des diverses expressions artistiques est apparue dès l’Antiquité. En effet, Platon et Aristote s’interrogeaient déjà sur ce sujet complexe.

3 Les instruments de musique se divisent en trois grandes catégories : les instruments de percussion (tambours, le balafon), les instruments à vent et les instruments à cordes, instruments par excellence des griots (la kora, le luth).

4 À titre d’exemples : Diaz Narbona, Immaculada. 1998-1999. Une parole libératrice, les romans autobiographiques de Ken Bugul, Estudios de Lengua Y Literatura Francesas (12), p. 35-51; Gehrmann, Susanne. 2006 : Constructions postcoloniales du Moi et du Nous en Afrique. L’exemple de la série autobiographique du Bugul. Les EnJEux de l’autobiographique dans les littératures de la langue française. Susanne Gehrmann & Claudia Gronemann, L’Harmattan : Paris, p. 173-195.

5 À titre d’exemples : Man, Michel. 2007. La folie de l’Afrique postcoloniale dans le Baobab fou et la folie et la mort de Ken Bugul, thèse sous la direction de Gallimore Béa Rangira, Columbia, University of Misouri.

6 À titre d’exemples : Diaz Narbona, Immaculada. 1995. Ken Bugul ou la quête de l’identité féminine, Francophonia (4), p. 91-106; Rubera, Albert. 2006. La poétique féministe postcoloniale dans la littérature francophone, autour de l’écriture romanesque de Ken Bugul, thèse sous la direction de Xavier Garnier, Université de Paris XIII ; Tchoffogueu, Emmanuel. 2009. Les romancières africaines à l’épreuve de l’invention des femmes, essai d’analyse du nouveau discours romanesque africain au féminin (Calixthe Beyala, Ken Bugul, Malika Mokedem), thèse sous la direction de Romuald Fonkua, Université de Strasbourg.

7 Il s’agit de l’entretien que Ken Bugul a accordé à Christian Ahihou le 11 août 2009 dans sa maison à Porto-Novo au Bénin. Ch. Ahihou a placé l’intégralité de cet entretien dans son livre Ken Bugul. La langue littéraire, L’Harmattan, Paris 2013.

8 La morna, popularisé par Cesaria Evora, est une musique, un chant exprimant le vague à l’âme, la saudade, dit-on au Cap-Vert (sodade, en portugais). Un blues îlien aux origines incertaines, né vraisemblablement au XIXeà Boa Vista, une île de dunes au climat désertique. La morna était d’abord joyeuse et plus rapide, exprimant l’humour et la critique sociale, avant de devenir à travers les compositeurs Eugénio Tavares (1867-1930) et B. Leza (1905-1958) le chant de beauté triste (Labesse 2005).