Literatūra ISSN 0258-0802 eISSN 1648-1143

2022, Priedas, pp. 25–48 DOI: https://doi.org/10.15388/Litera.2022.64.4.2

Deux humanismes : André Malraux et Romain Gary

Jean-François Hangouët
Chercheur indépendant
Independent researcher
jean-francois.hangouet@orange.fr

Résumé. Rapprocher les humanismes que dessinent les œuvres respectives d’André Malraux et de Romain Gary met en évidence leurs différences essentielles. Si l’humanisme malrucien apparaît bien toujours tragique, désespéré, esseulé comme l’ont analysé de nombreux commentateurs de son œuvre, et formulé dans une logique heurtée, l’humanisme garyen n’apparaît plus aucunement désespéré ni tragique, comme tendrait à l’assurer pourtant une certaine tradition critique, ni exprimé sous une forme romanesque coupée de la pensée spéculative. Non, l’humanisme de Gary apparaît bien, ne serait-ce que par effet de contraste avec Malraux, comme porté par un homme qu’habite le devoir d’exprimer un espoir lucide magistralement pensé et articulé : l’espoir que la condition humaine n’est en rien définitive et qu’elle s’améliorera avec les lois inéluctables de l’évolution biologique, si celles-ci se nourrissent de nos idéaux. En cela, l’humanisme de Gary se laisse rattacher au courant de l’humanisme évolutionniste.
Mots-clés: Littérature du XXe siècle, littérature métaphysique, humanisme tragique, humanisme évolutionniste.

Two Forms of Humanism: André Malraux and Romain Gary

Summary. This article purposes to shed a mutual light on André Malraux’s humanism on the one hand, and on Romain Gary’s on the other hand. Our approach consists in juxtaposing their views on some of those faculties which, in the interaction of the living with the world, seem specific to mankind: the collective faculties of fraternity, culture, and science, the metaphysical abilities to ponder death, cosmos, and evolution.
Malraux views fraternity as a “virile” instinct that best manifests itself during warfare, and Gary makes it feminine and akin to “universal love”. While Malraux, most classically, opposes culture to nature, Gary, in an original perspective, sees culture as a new “nurturing environment”. Malraux does not believe in science as a metaphysical incentive, but Gary finds its results stimulating. Malraux tends to think (somewhat paradoxically) about “man’s fate” (at an ontological level) through the (sole) metamorphosis of the works of art as produced in the historic period up to his days. In a broader perspective, Gary considers the biological evolution of mankind over geological ages, methodically starting with the late Devonian when lungless creatures crept up from sea to land, and hopefully envisioning the end result of the twenty thousand years to come. Malraux’s cosmos is a rival to mankind, while Gary sees humanity at home in the universe. Malraux is obsessed with individual death to the point of concluding that any meaning assigned to human lives is nothing but aleatory. Gary has faith instead in the “joy of being” during one’s lifetime, and in the continuous progress of humanity as a species.
In such mutual lights, it appears that Malraux’s humanism, not unlike the most melancholic currents of romanticism, is tragic indeed, as many critics have already noted: desolate (man is alone) and devastated (devoid of meaning). As to Gary’s humanism, it comes out as relatable to Julian Huxley’s evolutionary humanism, and no longer as desperate as a certain, inexplicably vivacious, academic tradition still claims it to be. By contrast with Malraux’s, it appears to be actually full of consideration for a wide variety of human interests, yearnings and dreams. It is tactfully expressed in a way that stimulates hope. And its fictionalized form is masterly, not only in terms of novel-writing (Gary’s books being so unlike thesis novels) but also in terms of analytical thinking and philosophical foundation.
Keywords: Twentieth century literature, speculative literature, tragic humanism, evolutionary humanism.

Dvi humanizmo formos: André Malraux ir Romainas Gary

Reikšminiai žodžiai: Straipsnyje kalbama apie dvi humanizmo formas, išryškėjančias atitinkamuose André Malraux ir Romaino Gary kūriniuose, atskleidžiami esminiai šių formų skirtumai. André Malraux humanizmas, kaip nurodo gausūs jo kūrybos tyrėjai, beveik visada atrodo tragiškas, beviltiškas, vienišas. Romaino Gary humanizmą (galbūt priešpriešinamą Malraux humanizmui) įkūnija žmogus, kuriame slypi priedermė aiškiai išreikšti gerai apgalvotą ir artikuliuotą tikėjimą ateitimi – tikėjimą, kad žmogaus gyvenimo būklė nėra galutinė ir kad ji gerės, priklausomai nuo neišvengiamų biologinės evoliucijos dėsnių, jei šie bus susieti su mūsų idealais. Taigi Gary humanizmas sietinas su evoliuciniu humanizmu.
Reikšminiai žodžiai: XX amžiaus literatūra, metafizinė literatūra, tragiškasis humanizmas, evoliucinis humanizmas.

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Received: 20/01/2022. Accepted: 13/06/2022.
Copyright © Jean François Hangouët, 2022. Published by Vilnius University Press.
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1 Un point de méthode : de l’humanisme à une structure de déclinaison des humanismes

Les études consacrées à l’humanisme de Malraux ou à l’humanisme de Gary explicitent parfois le rapport de leur sujet à la généralité de l’humanisme. Elles le font alors en formulant une définition (plus ou moins lâche) de ce terme et en y rattachant (ou non !) des scènes extraites des œuvres romanesques, ou des passages des essais et des interviews. Les plus rigoureuses, avant de se lancer dans l’analyse de détail, situent l’œuvre qui fait l’objet de leur étude vers les ultimes échelons de l’évolution de l’acception du mot “humanisme”, qui va du goût cultivé pour les humanités classiques, à la Renaissance, jusqu’à l’expression de quelque vue (généralement méliorative, mais ce n’est pas là une condition contraignante) sur la place de l’homme dans le monde, après la Seconde guerre mondiale (Blend 1955, 1-54), (Boisen 1996, 309-317), (Morange 2005, 311 sqq.). La plupart des études cependant – nous pensons notamment à (Hoffmann 1963), (Righi 2004), (McKee 1978), (Gelas 2011)… – négligent d’expliciter la manière dont les vues qu’ont Malraux ou Gary de l’humanité se rattachent à la notion d’humanisme voire, pour beaucoup, d’expliciter la nature de l’ “humanisme” qu’elles convoquent. Le non-dit est alors regrettable, peut-être, sur le plan formel de la rigueur méthodologique, mais le plus souvent il ne compromet ni la pertinence des analyses thématiques spécifiques ni la suggestivité des conclusions générales. Ainsi, lorsque ces travaux recourent à des tours syntagmatiques tels que “l’humanisme de Malraux” ou “l’humanisme de Gary”, c’est d’une manière qui semble toute naturelle, même s’ils ne discutent ni la possibilité ni les mécanismes de la déclinaison de l’abstraction qu’est “l’humanisme” à l’échelle de la pensée individuelle, et même s’ils laissent, en amont, la notion d’ “humanisme” s’imposer d’elle-même, via son aura d’heureuse mythologie collective.

Le présent projet de rapprocher, pour les comparer méthodiquement, les formes que prend l’humanisme d’une part dans l’œuvre de Malraux et d’autre part dans l’œuvre de Gary nous impose quant à nous de quadriller d’abord le terrain commun, c’est-à-dire de conceptualiser d’emblée la notion d’ “humanisme”. Nous le faisons ici non pas par l’éclairage épistémologique qu’ont déjà apporté Blend et Boisen, et qui est à la fois trop lâche et incomplet encore pour notre propos, mais dans l’adoption d’une acception moderne qui assimile “l’humanisme” à la qualification du genre littéraire ou métaphysique auquel se rattache la formulation d’une “vue sur l’homme et sur la situation humaine” (McKee 1978, 1 et 209 ; notre traduction). Notre méthode consiste alors à passer de l’indénombrable au dénombrable et de l’abstraction essentialiste à la matérialité morphologique, au moyen de la proposition suivante : l’humanisme (propre à un auteur) est une figuration composite de la dignité de l’humanité, cumulant (sans ordre) les mises en perspective spécifiques qu’inspirent tour à tour (à cet auteur) les multiples modes (idéalement : tous !) de l’intelligence humaine du monde. Par les “multiples modes de l’intelligence humaine du monde”, nous entendons les divers mécanismes d’interaction avec le monde thématisés par les facultés individuelles ou socialisées (langage, culture, art, science, morale, industrie, justice, fête, religion, technologie, sexualité, jeu, imagination, solidarité…), les mécanismes d’interaction avec le monde thématisés par la considération accordée à leur objet (que cet objet soit positif : autre, animal, environnement, cosmos, mort… ou qu’il soit prospectif : droits de l’être, dignité, divinités…), les mécanismes d’interaction avec le monde thématisés par les dispositions de leur sujet (dispositions physiques : genre, handicap, vieillesse, jeunesse…, ou dispositions physio-psychologiques : goût de la puissance, goût de la servitude, amour du prochain, haine intraspécifique, altruisme, sexisme, spécisme, mégalomanie etc.)…

Dans cette conceptualisation, il entre moins une définition ontologique de la chose “un humanisme” qu’une manière pragmatique d’en structurer un système de déclinaison. En effet, fondamentalement, une telle manière de réifier l’abstraction “l’humanisme” reste orientée par l’opération à réaliser : la comparaison de ses concrétisations chez des auteurs encore modernes pour nous, contemporains mais potentiellement différents entre eux. Et cette conceptualisation néglige en outre au moins trois champs de complexités. D’une part, du côté de l’intelligence humaine du monde, la distinction des modes est-elle une opération légitime ? Et l’inventaire proposé de ces modes, tout ouvert au vrac et à l’infini, offre-t-il bien un potentiel de caractérisation sinon taxinomique, du moins analytique ? D’autre part, du côté d’un humanisme spécifique, que néglige des mécanismes cognitifs et créatifs de l’auteur qui l’exprime notre présupposé qu’une perspective sur tel mode imposé puisse se dégager avec quelque stabilité de son œuvre ? Et notre autre préjugé que les perspectives auctoriales se séparent effectivement selon la distinction imposée des modes de la présence de l’homme au monde ? Enfin, c’est au niveau de la dignité de l’humanité que nous situons le référent de la mise en commun des perspectives portées sur les modes particuliers. Mais cette notion de dignité, connotée d’idéalisme, est-elle véritablement conditionnelle pour que des vues sur les manières dont l’humanité se lie au monde fassent humanisme ? Et si la relative densité monosémique du terme “dignité” tend à en faire une notion concrète, elle garde néanmoins une part d’abstraction : ne conviendrait-il pas de la réifier à son tour, dans la ligne de cette logique qui nous fait réifier l’humanisme ?

Schématiser les fondements de notre conceptualisation – en l’occurrence, en nous inspirant de la sémiologie interopérable du système de notation des diagrammes de classes de l’Unified Modeling Language (OMG 2017) – permet d’en illustrer tout à la fois la logique spécifique et la qualité simplificatrice (Figure 1).

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Figure 1. Logique de réification du concept “humanisme d’un auteur”

Même selon cette approche, la comparaison rigoureuse des humanismes respectifs de Malraux et de Gary réclamerait plusieurs nouvelles thèses, ne serait-ce que pour compiler, dans les formes de notre grille de lecture, les résultats des travaux déjà consacrés à l’humanisme de Malraux ou à celui de Gary. Ce ne sont que pour quelques-uns des modes de l’interaction humaine avec le monde, non pas tous ceux qui trouvent une perspective chez Malraux ou une perspective chez Gary, ni même ceux qui trouvent une perspective aussi bien chez Malraux que chez Gary, mais parmi ces derniers ceux pour lesquels en outre les mises en perspective sont le plus mutuellement éclairantes 1, que nous amorçons ici la mise en regard systématique des mises en perspective qu’opèrent respectivement Malraux et Gary : les modes de l’intelligence du monde par la fraternité, par la culture, par la science, les modes de l’intelligence du monde par la considération du cosmos, de l’évolution, de la mort.

2 De quelques modes de l’intelligence humaine du monde, tels que mis en perspective et par Malraux et par Gary

2.1 Deux mises en perspective de la fraternité

Malraux tient la fraternité, à la base, pour l’un des instincts de l’humanité : “[…] elle nous échappe si nous lui arrachons son irrationnel de cavernes”, écrit-il dans Lazare. Pour lui, elle est “[…] aussi obscure que l’amour, étrangère comme lui aux bons sentiments, aux devoirs […]” (Malraux 1974a, 197). Mais cet instinct ne se laisse guère exercer ou ressentir, dans la perspective où la tient, avec constance, l’œuvre de Malraux, qu’en tant que “fraternité virile” (Malraux 1935, 793 et 831), qu’en tant que “fraternité du combat” (Malraux 1974a, 232). Si “rigoureusement, elle est communion” (Malraux 1974a, 232), c’est aux moments de quelque lutte le plus souvent armée, occasionnellement métaphysique, où les partisans d’un même camp sont particulièrement rapprochés de l’issue fatale : la fraternité selon Malraux est impliquée dans une “criante relation […] avec la mort” (Malraux 1974a, 231).

Dans son roman La Danse de Gengis Cohn, Gary affranchit explicitement la fraternité de la prégnance de la lutte à mort frangée de douleur solennelle dans laquelle Malraux la maintient. Le personnage central s’entend en effet d’abord répéter : “La guerre, ça forge la fraternité” (Gary 1967, 245) ; il se voit invité à partager “la fraternité, la vraie”, c’est-à-dire celle au nom de laquelle “on vous permet de tuer et de vous faire tuer” (Gary 1967, 245) ; cette offre lui apparaît si généreuse qu’il se sent gagné par l’exaltation collective : “Une immense fierté me saisit. La virilité me monte à la gorge, m’étouffe.” (Gary 1967, 260)… Mais Gengis Cohn ne se laisse pas hypnotiser : “Et si je refusais ? Si je disais non, à leur fraternité et à tout leur Musée imaginaire ?” (Gary 1967, 252). Et Cohn invite même à questionner la nature de cette fraternité qui aujourd’hui a les faveurs de la glorification : “Quant à leur fraternité […], il faut discuter, c’est tout.” (Gary 1967, 249). C’est que la perspective posée par Gary sur la fraternité est tout autre que celle de Malraux. La fraternité selon Gary n’est pas fondamentalement “virile”. Présente dans ses pleines quatre syllabes et avec sa pleine charge d’idéal dans la quasi-totalité des œuvres de Gary, la fraternité est, tout au contraire de “l’obscurantisme d’une fraternité viciée de ‘la souffrance partagée’ ” (Gary 1965, 177), bel et bien éclairée de féminité, comme invite à le comprendre le titre du roman de Gary de 1977 Clair de femme. Elle est “imbue de féminité” (Hangouët 2019, 140). Elle s’apparente à l’ “amour en général”, à l’ “amour universel” (Hangouët 2010, 80). Gary ne limite pas en effet le champ d’action de la fraternité au sentiment de communion d’un groupe qui se trouve devoir affronter la mort. Il l’étend à cette forme, naturellement féminine, de don de la vie, de don de naissance permanente, qu’est la solidarité dans l’épanouissement de la plénitude de l’existence individuelle : “La fraternité est un besoin physique, pratique, matériel, spirituel d’être complété, d’être admis dans une structure sociale qui serait, elle, complète, totale, harmonieuse, où chacun apportera à l’autre l’aide de son unicité.” (Gary 2005, 154-155).

2.2 Deux mises en perspective de la culture

Quand elle ne relève pas des enjeux de la politique publique portée par le ministère dont il eut la charge, quand elle n’est pas prise non plus dans ce sens qui la rapproche de “civilisation”, la culture que thématise Malraux se manifeste, dans ses essais et dans ses conférences, sous une forme fondamentalement rétrospective (dans le sens où il s’attache à observer la destinée des œuvres achevées dans les siècles passés) et, plutôt que générale, ajustée sur la création artistique. La circulation des moyens et des produits des croyances, des techniques ou des sciences retient peu son attention : il les écarte plus ou moins explicitement (notamment en introduction de sa conférence “L’homme et la culture artistique” [Malraux 1946, 700 sqq.]), pour cette raison qu’à ses yeux, la création des arts est “la seule coordination humaine plus forte que la mort” (Malraux 1976, 849). Et le champ artistique qu’investit Malraux est lui-même circonscrit à certains arts : ceux dont les traces matérielles furent un jour parachevées par la main des artistes créateurs. Les œuvres que Malraux met en perspective relèvent en effet principalement de la peinture, de la sculpture, de la littérature, et, dans une moindre mesure, de l’audio-visuel. Ses réflexions n’impliquent pas, ou que très peu, les œuvres de l’opéra, de la musique, du chant, de la danse, du théâtre, des arts de la foire, du cirque et du cabaret. La profonde – et fraternelle – métamorphose qui s’impose assurément dans les arts vivants lorsque la création des interprètes se mêle à celle de l’auteur originel pourrait-elle être hétérogène à la métamorphose historique que problématisent les essais de Malraux ? L’enregistrement, qui pourrait être considéré comme la trace historique de quelque interprétation de l’œuvre vivante, tendrait-il à dénaturer celle-ci ? à la manière par exemple dont, selon Malraux (qui efface ici l’intermédiaire photographe, sa maîtrise technique et son génie), la photographie dénature les œuvres picturales et sculpturales qu’elle prend pour objet, dans la mesure où elle “substitue souvent l’œuvre significative au chef-d’œuvre et le plaisir de connaître à celui d’admirer” (Malraux 1951, 15) ? Peu importe, ici, car la culture dont traite Malraux est, fondamentalement, celle qu’il caractérise par le rôle qu’il lui assigne : le rôle d’exalter la conscience de la “parenté secrète” (Malraux 1951, 625) qui existe entre les œuvres artistiques. Cette parenté secrète pour Malraux, c’est le noyau dur qui d’abord résiste à la métamorphose que subit pourtant chaque œuvre à travers les transpositions civilisationnelles, géographiques, séculaires qui mènent de sa création à sa contemplation, et qui ensuite, lorsqu’on a rapproché les œuvres, physiquement ou mentalement, se démarque en chacune d’elles, avec récurrence, de la variabilité des “parts inconciliables de passé” (Malraux 1951, 631). Cette qualité résiduelle partagée, qui se révèle éminemment à travers la “résurrection de l’invisible” qu’accomplit le “Musée imaginaire” (Malraux 1974b, 795), c’est la survivance matérialisée du geste de “l’animal qui sait qu’il doit mourir” (Malraux 1951, 640). Du geste, entendu comme beauté, force et honneur, du créateur qui, malgré son animalité, et en dépit de sa seule certitude, s’attelle, inlassablement, à quelque création rivale des produits de la nature. Et qui en vient ainsi à entrouvrir la porte “d’un monde irréductible à celui du réel” (Malraux 1951, 318 ; c’est Malraux qui souligne), qui en vient à procéder à la “mise en question de l’univers” (Malraux 1946, 715).

Dans la perspective où la tient Gary, la culture, entendue dans un sens très général, trouve un tout autre rôle. Elle n’est plus philosophiquement intensificatrice d’une logique de séparation de l’homme d’avec la nature, en tant que “connaissance de ce qui a fait de l’homme autre chose qu’un accident de l’univers” (Malraux 1952, 1236 ; c’est Malraux qui souligne), au contraire. Bel et bien physiquement efficiente, et en cela impliquée elle-même dans l’ordre naturel, la culture, selon l’auteur de Pour Sganarelle, est un processus agissant de transformation de l’humanité, et même de double transformation. En effet, la culture pour Gary contribue au progrès sensible de la condition sociale : “Ce qui, dans le collectif des œuvres, dans le musée imaginaire, ne parle pas du sort du mineur des Andes travaille infiniment plus et plus directement à changer son sort que n’importe quel roman que sa situation aurait inspiré.” (Gary 1965, 86). Et à plus long terme, mais de façon tout aussi certaine dans la perspective dans laquelle la tient Gary, la culture, à l’instar de “l’océan originel qui nous a donné naissance” (Gary 1965, 12), contribue même à orienter l’évolution biologique de l’humanité, en tant que “nouvel océan ambiant, fraternel et nourricier, où commence à peine une étape de l’évolution qui cherche à faire de l’homme sa propre œuvre.” (ibid.).

2.3 Deux mises en perspective de la considération de l’évolution

Malraux mentionne certes, parfois, l’évolution des espèces (en tant que fait établi et non en tant que théorie), une découverte qui a changé la manière dont l’humanité se conçoit au monde, puisqu’elle aussi est emportée par ce processus. Il aime ainsi convoquer l’image, en ces termes ou par des variations très proches, de cette “sorte de gorille, chasseur comme les fauves et peintre comme les hommes, [qui] comprit pour la première fois qu’il devrait mourir […]” (Malraux 2010a, 487). Mais s’il accepte l’évolution comme un résultat précis apporté par la science, elle ne l’intéresse pas particulièrement. Pour la science, comme le rappelle le prix Nobel de médecine 1965 Jacques Monod dans son essai Le Hasard et la nécessité, l’évolution “opère en effet sur les produits du hasard [depuis la formation de la Terre, jusqu’au genre humain que nous connaissons] ; mais elle opère dans un domaine d’exigences rigoureuses dont le hasard est banni.” (Monod 2014, 155 ; c’est Monod qui souligne). Si bien que n’ayant pas de sens téléologique, et n’étant qu’ensemble de mécanismes, l’évolution est dépourvue de sens métaphysique pour Malraux : “Avec l’évolution, pour la première fois […] une explication du monde n’en apporte pas la signification” (Malraux 1974a, 187), le sens n’est à trouver “ni dans la soupe primordiale ni dans l’évolution” (ibid.). Malraux préfère ainsi à l’évolution la “métamorphose”. Il préfère au hasard des mutations génétiques l’ “aléatoire” du sens de la vie – puisqu’il n’y aurait plus désormais selon lui, dans nos civilisations techniciennes, de “valeur ordonnatrice” (Malraux 1977, 310 sqq.). Il préfère aux temporalités géologiques les temporalités historiques. Celles des siècles passés, où la condition humaine, relativement stabilisée, montre avec constance à la fois son aspiration à la transcendance (dans les créations de l’art) et la contingence des sens donnés à la vie humaine (par l’impermanence des dogmes et des institutions). Quant à l’avenir… Malraux laisse là son interlocuteur, le professeur de neuropsychiatrie de Lazare, risquer d’une part quelque conjecture : “pourquoi l’homme ne parviendrait-il pas à se former lui-même ?” (Malraux 1974a, 190), et d’autre part quelque projection chiffrée : “ ‘Pendant un siècle, [l’homme] essaiera de s’en tirer […] La traversée sera rude…’ ” (Malraux 1974a, 191). Il le laisse aussi à son relatif espoir, qui lui semble bien étranger : “L’optimisme, la foi dans le progrès, sont des valeurs américaines et russes plus qu’européennes.” (Malraux 1946, 712 sq.). Pour sa part en effet, l’idée de l’avenir le mobilise moins que la pensée de l’éternité. De cette seule éternité qui pour lui “s’oppose à l’instant” : “l’éternité de l’homme” (Malraux 1938, 940).

Mais cette “éternité de l’homme” que Malraux aspire à rationaliser repose sur deux présupposés : l’éternité existe – sur le plan de l’abstraction métaphysique, pourquoi pas ? – et l’homme existe – ce que remet en cause Romain Gary sur le plan ontologique même. Pour Gary en effet, l’homme se laisse pressentir, c’est indubitable : ne porte-t-il pas d’ailleurs ce nom d’ “homme” aujourd’hui ? Mais il n’est pas encore advenu, il n’en est encore qu’à l’aube de sa qualité promise, ce qu’invitent à considérer des déclarations de Gary telles que : “je continue à croire à sa venue sur terre, dans quelques milliers d’années” (Gary 1962b, 2).

Dans cette toute nouvelle perspective, l’évolution est une réalité non seulement indéniable, mais digne d’être acceptée, intégrée et même cultivée dans l’œuvre romanesque 2. De fait, et cela très naturellement, comme s’il s’agissait d’une réalité sensible, comme si ce que leur avait appris la science était aussi vrai et manifeste que ce que peuvent leur apprendre leurs sens, les personnages de Gary se montrent tous conscients d’être impliqués dans ce processus de transformation générale des espèces qui ne saurait en aucun cas s’être arrêté avec l’apparition de l’humanité. Pour eux, et pour leur auteur, il est évident que l’homme actuel n’est pas une donnée éternelle, mais une forme intermédiaire, à l’échelle des âges géologiques. Au détour de ce qui tend à passer pour un trait d’humour gratuit, pour une considération farfelue ou pour un paradoxe lyrique aux yeux des lecteurs qui négligeraient la clé d’interprétation métaphysique qu’apporte à l’œuvre garyenne la mise en perspective évolutionniste, les personnages de Gary manifestent bien souvent, outre leur conscience de la très lente transformation continue, leur espoir que celle-ci portera l’humanité, de son état contemporain bien imparfait, où la violence, la cruauté, la bêtise haineuse, le machismo, l’égoïsme font partie de ses attributs, à un état où les idéaux qu’elle se donne aujourd’hui (dignité, justice, amour universel…) se trouvent enfin incarnés de manière indéracinables.

Morel, dans Les Racines du ciel, attend ainsi (avec impatience) “l’organe de la dignité, ou de la fraternité” (Gary 1956, 396). Cousin, dans Gros-Câlin, observant une mue de son python de compagnie, se dit alors, pensif : “la métamorphose est la plus belle chose qui me soit jamais arrivée” (Gary 2007, 41). C’est qu’il se souvient, comme le fait Gary lui-même dans La Promesse de l’aube, de nos très courageux et très lointains ancêtres que furent, bien avant la “sorte de gorille” de Malraux, les “reptiles sans poumons” qui se sont mis à ramper hors de l’océan originel, et “non seulement à respirer, mais encore à devenir un jour ce premier soupçon d’humanité que nous voyons aujourd’hui patauger autour de nous” (Gary 1960, 255). Et Cousin de se souhaiter encore (à lui et à ses contemporains) de nouvelles métamorphoses, dans le bon sens : “Il faudrait une mutation biologique” (Gary 2007, 105).

Bien sûr, dans la conscience du processus de l’évolution, et dans l’aspiration à la naturalisation physique des idéaux, autant orienter le hasard. Gary est du côté de ceux qui pensent, comme le professeur de neurologie 3 de Lazare, comme Julian Huxley, comme Pierre Teilhard de Chardin, comme Ernest Renan avant eux (c’est-à-dire avec moins d’empressement que des eugénistes volontaristes comme Francis Galton ou Alexis Carrel, ou que certains transhumanistes d’aujourd’hui), que l’humanité peut très bien parvenir un jour à se former elle-même. La culture, ce que Gary appelle un “Océan”, nous l’avons vu, est, à cet égard, une nouvelle soupe primitive biologique. C’est ainsi que la forme pronominale d’une proclamation récurrente de Gary est à entendre dans la pleine force de sa modalité active et réflexive : “L’homme se fera !” (Gary 1962a, 7, 157 et quatrième de couverture), (Gary 1963, 181), (Gary 1970, 35).

Bien sûr également, l’évolution de l’humanité vers quelque parachèvement d’elle-même ne sera pas immédiate. Gary raisonne bien en milliers d’années futures, tempérant davantage son optimisme que le médecin de Lazare, qui fixait l’échéance au terme d’un siècle : “les vingt mille années à venir seront très très dures…” (Gary - Ducout 1978, 12).

2.4 Deux mises en perspective de la science

Il en va chez Malraux des autres résultats généraux ou particuliers des sciences comme de l’évolution biologique : s’il convoque parfois des aspects des productions des scientifiques dans ses considérations, avec finesse, ils ne ressortent qu’à l’état de rebut de la dynamique de ses réflexions. Comme si, sous leur nom de “connaissances”, et indépendamment de leur ancrage discipliné dans quelque filtrage interopérable d’une réalité physique magmatique (infinie) et phénoménale (des éléments s’y laissent reconnaître et découvrir), ces productions-là n’étaient pas des expressions tout aussi imprévisibles que les productions des artistes. Tout aussi chargées de rêves, d’imitations, d’affranchissements, d’inspirations et d’aspirations, de créations, de transformations, d’abstractions, d’inachèvement, de vanité. En somme, comme si la science n’était pas aussi éminemment que l’art une “humanisation du monde” (Malraux 1943, 108), comme si elle n’était pas un “anti-destin” (Malraux 1951, 637). Et comme si Malraux s’inscrivait, en outre, dans une certaine tradition littéraire qui a eu tendance à penser l’humanisme en négligeant l’intérêt des humanistes de la Renaissance pour la science.

Malraux cependant ne délaisse pas la science de la manière dont il délaisse les techniques ou les institutions (où, de fait, se retrouvent également les dimensions existentielles qu’il n’approche que par l’art) : s’il écarte simplement ces dernières, il pondère en outre la science de défiance, très systématiquement. Il le fait par exemple en rapprochant la science de notions qui restent connotées peu favorablement : il est rare en effet que Malraux évoque la science sans mentionner également le scientisme ou le positivisme du XIXe siècle, sans critiquer des grandes figures de ce siècle comme Ernest Renan (principalement), Claude Bernard, Auguste Comte, ou Marcellin Berthelot. Il tend également à associer à la science des termes négatifs : comme lorsqu’il explique à Roger Stéphane que, dans les domaines artistiques, l’introduction du “rationalisme de la fin du XIXe siècle” constitue “une véritable invasion” (Malraux - Stéphane 1984, 85 ; nous soulignons). Ou lorsqu’il analyse que “la science devient un dieu tout-puissant, à demi clandestin, et l’ordonnateur de la civilisation dans le monde entier, qu’elle le veuille ou non.” (Malraux 1974a, 188 sq.). Il est prompt à dénigrer les résultats de la science : “La vérité est peut-être qu’il ne faut pas prendre trop au sérieux les cartes de géographie […]” (Malraux 1959, 275). Il attribue régulièrement à la science la responsabilité de la bombe atomique (ce qui ne serait pas faux, à la condition de ne pas taire celle de l’art qui la parachève en la fabriquant et en y recourant : celui de la guerre) : “ses découvertes peuvent détruire tous les hommes, mais non en former un.” (Malraux 1976, 842). Il détourne, dans ses récits, les scientifiques de leurs activités. En effet, le professeur de Lazare dépasse hyperboliquement sa spécialité neurologique ou psychiatrique lorsqu’il en vient, par exemple, à s’exclamer : “Des définitions de la vie, oui-da, j’en ai plusieurs !” (Malraux 1974a, 165). De même, ce n’est pas de la physique de leurs recherches (leurs observations, leurs méthodes, leurs résultats) dont débattent les anthropologues du colloque de l’Altenburg dans La Lutte avec l’ange, c’est d’une métaphysique tout extradiégétique, propre à l’auteur. Dans le roman, celle-ci n’est que vaguement prétextée par la discipline des savants, et dans leur colloque, la voici distendue plutôt que cernée par la variété des préconceptions spirituelles des divers protagonistes : “l’homme est un hasard” pour Möllberg (Malraux 1943, 119) ; “l’homme [est] ce qu’il cache” pour Walter Berger (Malraux 1943, 107) ; “L’homme est ce qu’il fait” pour Vincent Berger (Malraux 1943, 121) ; “Quelque chose d’éternel demeure en l’homme [ : ] son aptitude à mettre le monde en question” (Malraux 1943, 123), d’après Rabaud…

Gary intègre au contraire à ses réflexions les résultats des sciences, “bribes de connaissance qui augmentent à la fois notre désarroi et notre pressentiment” (Gary 1965, 315). Et les scientifiques de son œuvre, quant à eux, ne sont pas montrés dans la seule périphérie de leurs activités de recherche, ils sont aussi saisis dans leurs moments de féconde inspiration. C’est le cas du savant Mathieu qui, dans les romans La Tête coupable et Charge d’âme, a déserté son centre de recherche en Europe, et les liens structurels de celui-ci avec les pouvoirs politiques et militaires, pour se cacher à Tahiti. Physicien compulsif, il ne peut, même dans les îles paradisiaques où il pensait pouvoir s’oublier, cesser de chercher ni d’inventer. Nuitamment, lorsque “le chant intérieur [devient] trop fort” (Gary 1978, 52), longtemps jusqu’à ce que les étoiles pâlissent à l’aube, Mathieu ne peut que “se livr[er] à son démon sacré pendant des heures”, il ne peut que “se laiss[er] aller à son authenticité” (ibid.). Mais il se cache pour ce faire, s’assure qu’il n’y a alentour “aucune présence humaine intéressée” (Gary 1978, 52), (Gary 1968, 125). Et quand retombe la transe de l’inspiration, il laisse la mer effacer les équations qu’il a tracées sur le sable – et avec elles leur valeur pour les technologies de l’armement et leur atout pour les combinaisons géostratégiques.

En somme, le savant chez Gary est dans la construction de sa science (ce qui le distingue du savant chez Malraux), sans pour autant l’être exclusivement. Il n’est en effet pas fou de sa passion au point d’en négliger sa responsabilité à l’égard de ses frères humains. De fait, à l’égard des dangers de la science, la position de Gary est on ne peut plus claire, et bien éloignée du simple opprobre : “il n’y a qu’une réponse à ses méfaits et à ses périls : encore plus de science.” (Gary 1978, 9).

2.5 Deux mises en perspective de la considération du cosmos

Pour Malraux, il ne fait aucun doute que l’homme est séparé du cosmos : “il y a entre chacun de nous et la vie universelle, une sorte de… crevasse” (Malraux 1943, 107). Il ne cesse de le répéter dans ses essais, il ne cesse pas non plus de l’illustrer dans ses romans. Ainsi le suicide des républicains qui ont projeté leurs deux Cadillac “à 120 à l’heure” à travers les rues de Barcelone sur les canons des groupes fascistes, pour ne prendre qu’un exemple dans L’Espoir, n’est guère qu’un “boulot respectable” pour les compagnons de lutte, et ne perturbe aucunement l’ordre des choses : “Un grand cercle de pigeons habitués au chahut quotidien tournait au-dessus de l’avenue.” (Malraux 2018, 34).

René Girard a vu dans cette séparation sans cesse réaffirmée une poétique du “contraste entre l’infini de la nature et la finitude de la condition humaine” (Girard 2010, 52). Claude-Edmonde Magny avait cependant noté que cette séparation jouait également au sein de l’humanité, à de rares exceptions près (comme la fraternité virile, ainsi que nous l’avons vu plus haut), Malraux composant bien souvent ses personnages comme des “îles entre lesquelles béent d’infranchissables abîmes” (Magny 1948, 515). Mais Malraux ne se contente pas d’affirmer et de souligner la solution de continuité entre l’homme et le cosmos. Il considère en outre que ce qui dans la nature est séparé de l’homme ne se soucie pas de lui : “Qu’importe Rembrandt à la dérive des nébuleuses ?” (Malraux 1951, 639). Et qu’à ce titre – sans autre raison apparente, Malraux se montrant ici entretenir la vivacité de ce dogme profond de la pensée occidentale qu’est la lutte de l’homme et de la nature – c’est un rival, à soumettre. C’est ainsi que pour Malraux “[…] l’Occident s’oppose au cosmos, à la fatalité […]” (Malraux 1943, 105 sq.), ou que le “véritable enjeu de la métamorphose”, c’est “apprivoiser l’univers.” (Malraux 1977, 216).

Claude-Edmonde Magny l’avait analysé exhaustivement à partir de l’œuvre romanesque et du Musée imaginaire (dans sa première version de 1947), en constatant que, pour Malraux, les “rapports possibles entre l’homme et le monde” s’expriment finalement dans une même dialectique : celle des rapports “entre le Moi et ce qui s’oppose à lui.” (Magny 1948, 522). Elle caractérisait ce “discontinuisme fondamental” (Magny 1948, 519) à partir des scènes des romans. Elle le retrouvait dans la composition des œuvres, faites de montages à la manière cinématographique : “la classique continuité du récit s’y trouve remplacée par une juxtaposition de scènes parfois simultanées, le plus souvent successives…” (ibid.). Elle le retrouvait aussi dans l’organisation des idées, qui d’après elle sont “incommunicables entre elles” (Magny 1948, 527) – Micheline Tison-Braun parlera pour sa part de “pensées heurtées” (Tison-Braun , 61). Elle le retrouvait enfin dans la syntaxe, faite de “dislocation […] au plan de la phrase et dans le style” (Magny 1948, 529).

Les écrits de Malraux sur l’art qui suivirent, ainsi que les anti-récits de soi tardifs, viennent confirmer la prégnance de ce “discontinuisme fondamental” pétri de rivalité. Dans tel chapitre de L’Homme précaire et la littérature, significativement placé sous le signe de la coupure, étant nommé “La secte”, on trouve à lire par exemple que “La littérature apporte, au plus haut degré, la substitution du destin dominé au destin subi.” (Malraux 1977, 274). Malraux ne cesse pas non plus de cultiver le champ sémantique de l’anté-intelligence : “interroger”, “mettre en question” (qui sont les verbes d’action ultime dans la métaphysique de Malraux, où ils reviennent constamment, avec une connotation fondamentale), ce n’est guère que monologuer. Ce n’est pas être mieux que seul ; ce n’est, tout au plus, que se déclarer prêt à l’amorce de quelque relation. En supposant, très plausiblement, que l’univers ne puisse pas répondre en personne, il pourrait néanmoins réverbérer la somme variée des interpellations lancées par l’humanité qui le sonde : Malraux n’y sélectionne guère que celles des artistes.

Et Malraux continue d’entrechoquer la syntaxe : la malmenant même au niveau le plus fin. De plus en plus en effet, au fil des œuvres (parce que les éditeurs osent de moins en moins le corriger ?), Malraux se révèle grand “misplaceur de virgule” (nous osons ce néologisme). Le voici qui sépare le sujet de son verbe : “[…] la recherche de qualité que tout art porte en lui, le pousse bien plus à styliser les formes qu’à se soumettre à elles.” (Malraux 1951, 69). Le voici qui sépare le verbe de son complément d’objet direct : “[…] les sirènes emplirent de leur morne appel de fléau, la ville reconquise par la nuit en quelques secondes.” (Malraux 1974a, 170). Le voici qui, à la deuxième virgule, sépare l’attribut du sujet et le verbe d’état : “la méthode scientifique cesse de pouvoir servir la connaissance, sans devenir en même temps, l’une des révélatrices majeures de l’inconnu.” (Malraux 1977, 319). Le voici qui sépare le verbe de son complément d’objet indirect, d’une manière qui, dans cet exemple, ne complique pas seulement la lecture de la phrase, mais vient même en contredire, par la pause formelle, le sens logique : “D’autres forces [que celles dont traite la science] accordent l’homme, au monde” (Malraux 1977, 313).

Le tout de Malraux ressemble moins à quelque dépassement holistique de la somme des parties qu’à une juxtaposition encyclopédique d’éléments finement et génialement discriminés et opposés.

Dans le cosmos de Gary, les êtres humains ne sont pas en rivalité avec l’univers. Ils y évoluent, ils y sont chez eux. Et ils s’y disperseront un jour. Précisons-le : cette dispersion dans l’immensité n’est pas à prendre au sens lyrique de l’éparpillement mortuaire des atomes cendrés de ce que nous aurons été chacun quelque temps. Elle est bien à entendre à la manière de l’astronautique de Carl Sagan et de la science-fiction d’Arthur C. Clarke quand celles-ci parlent de la poursuite de l’aventure de l’humanité par les futures colonies stellaires, c’est-à-dire au sens de l’ “exploration-peuplement de l’infini” (Gary 1965, 476) et de “la création d’autres espèces dans d’autres contrées de l’univers” (Gary 1965, 457). De fait, les personnages de Gary sont d’ores et déjà accordés aux dimensions de l’univers, ne serait-ce que par des effets de perspective géométrique poétique et heureuse – de placement de caméra, diraient les cinéastes – que favorisent bien souvent les fonds de nuit constellés. Dans Adieu Gary Cooper, voici Lenny sur les hautes pentes enneigées où il skie dans ce qui n’est pas l’obscurité : “La nuit, il s’en allait sur ses skis parmi les étoiles.” (Gary 1969, 30). Dans La Tête coupable, voici le corps de la femme sexuellement aimée qui occupe, d’où la voit l’homme placé sous elle, “quelques milliards d’années-lumière” du ciel étoilé ; dans la nuit tahitienne, Cohn a ainsi l’impression de “pénétrer la Voie lactée” et de parsemer le ciel “de quelques milliards d’étoiles nouvelles” (Gary 1968, 214). Dans Les Mangeurs d’étoiles, voici, sur le flanc de quelque montagne volcanique perdue de la Cordillère des Andes, la silhouette du jongleur M. Antoine, “[d]ebout sur un rocher”, qui “se découpait sur le fond d’étoiles, haute silhouette noire” (Gary 1966, 270). L’homme décidément jaillit dans l’univers : “Les balles argentées volaient vers la lune, très haut.” (ibid.). Voici, dans Europa, le baron von Putz zu Sterne. Son nom raconte à lui seul une trajectoire spatiale semblablement significative : qu’on lise la construction allemande “von… zu…” dans un sens courant (“de… à…”), ou par la convention aristocratique (“von” pour exprimer le lignage, “zu” pour exprimer la résidence), et que l’acception de “Putz” soit celle de “plâtre” ou de “parure” (en allemand), de “zob” ou de “cave” (dans l’argot new-yorkais d’inspiration yiddish à la Phillip Roth), on part de ce qui est bassement matériel pour en arriver aux “étoiles” (“Sterne”).

Gary, non, ne ressent pas ce que ressent Malraux, “l’indépendance du monde à son égard” (Malraux 1943, 107). On pourrait certes penser, à première vue, que Cousin et Malraux expriment une même approche de l’affranchissement de la réalité physique, lorsque le premier explique : “les lois de la nature, on n’est pas là pour les servir, c’est même tout le contraire.” (Gary 2007, 262), et que le second loue le processus qui consiste à “substituer aujourd’hui un monde soumis à l’homme à un homme soumis au monde” (Malraux 1934, 1187). Mais ce serait lire superficiellement. En effet, par ces mots, Cousin ne dénonce pas la nature et ses lois, mais les obscurantismes qui y trouvent (par principe, par intérêt, par amour d’une vérité à éterniser) des arguments de justification à quelque résignation de convenance 4. Au fond, Cousin accepte l’ordre naturel : quand celui-ci sera bouleversé là où il le mérite, ce sera de l’intérieur (par les lois de l’évolution biologique, par exemple, quand bien même fussent-elles orientées par les aspirations humaines). Quant à Malraux, il délaisse les vérités positives rationnellement partageables (relevant pour lui du domaine de la vie) non pas pour le mensonge (l’art étant, finalement, tout autant un anti-mensonge qu’une anti-vérité), mais pour des vérités idiosyncratiques spirituellement généralisables, appartenant au “domaine de l’art”, lequel, pour lui, séparatiste catégorique, “n’est pas celui de la vie” (Malraux 2010a, 12). Au fond, Malraux invite les consciences conformées à l’ordre naturel (dont le bouleversement ou la continuité n’importent que marginalement) à se généraliser, à s’ouvrir à un ordre qu’il déclare alternatif et qu’il entreprend de révéler, hors de l’espace, du temps et de la nature.

Et, enfin, les personnages de Gary ont l’affection ou la compréhension de leurs semblables : familiers, rivaux (trois exemples : Luc et Vanderputte dans Le Grand Vestiaire, Cohn et Schatz dans La Danse de Gengis Cohn, Ludo et Hans dans Les Cerfs-volants), inconnus de rencontre. Ils sont aussi près de les recevoir, ces affection et compréhension, de la part des chiens (Chien blanc), des souris, des pythons (Gros-Câlin), des phoques, des hirondelles de mer (La Promesse de l’aube) voire des grands arbres millénaires (Gary 1974, 126), de l’océan aussi, dont Gary parle en l’appelant “mon frère” (Gary 1960, 16), (Gary 1970, 57, 77)… Même les quiproquos se résolvent, tels ceux de ce chef-d’œuvre d’humour et de vérité qu’est la confrontation de Cousin et du commissaire, dans Gros-Câlin. Le malentendu vient en effet à se dissiper en sympathie quand l’officier de police, au départ incapable de saisir les curieuses explications de Cousin au sujet de son python de compagnie, et donc méfiant, défiant, rencontre pour de bon l’objet de l’affection du narrateur de ce premier roman d’Ajar. Tout en caressant “la bonne tête rêveuse” du python nommé Gros-Câlin, le commissaire constate finalement que ce qu’il suspectait pouvoir être un canular s’avère être tout le contraire : “C’est beau, c’est naturel.” (Gary 2007, 176).

2.6 Deux mises en perspective de la considération de la mort

La mort obsède Malraux. L’ont rappelé plusieurs des citations précédentes. Omniprésente dans ses romans, essais, anti-récits de lui-même, entretiens, c’est la grande affaire de sa vie : “Ce qui me fascine dans mon aventure, c’est la marche sur le mur entre la vie et les grandes profondeurs annonciatrices de la mort” (Malraux 1974a, 144).

Plus spécifiquement cependant que la mort, c’est l’idée de l’inéluctabilité de la mort individuelle qui hante Malraux. Soulignons-le par contraste avec ce reproche qu’il adresse à l’application de la notion de “mort” aux civilisations à laquelle s’était risqué un Paul Valéry annonçant : “Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.” (Valéry 1980, 988). Si Malraux constate bien, à la manière de Renan, de Spengler ou de Toynbee que les nations, les cultures, les civilisations ne sont pas éternelles, qu’elles ont leur hiver, qu’elles disparaissent elles aussi, en parler de la manière dont en avait parlé Valéry est pour lui négliger les mécanismes de métamorphose qui sont positivement impliqués dans la multiplication des civilisations : “Valéry n’était pas un homme des cavernes, et il s’agirait précisément de savoir comment notre civilisation s’est faite sur des civilisations disparues.” (Malraux 1950, 396).

L’inéluctabilité de la mort individuelle obnubile Malraux au point de constituer l’horizon de sa logique même : “Mon problème, c’est : qu’est-ce que la vie peut répondre aux questions fondamentales posées par la mort ?” (Malraux - Stéphane 1984, 152 sq.). Et cela, jusqu’à imposer la rétro-injection du néant dans le temps propre de la vie : “L’homme est d’abord dépendance, fût-ce de l’absurde, puisqu’il mourra.” (Malraux 1977, 298). Car lorsqu’on trouve un sens à la vie, c’est, l’affirme Malraux, en étant aveuglé : “le néant mis en ballottage, c’est la conscience la plus profonde, celle d’être vivant, qu’asservit l’inconscient pour lier l’homme au cadavre.” (Malraux 1974a, 247).

Pour Gary, tout au contraire, “la ‘condition humaine’ n’est pas cet état du corps attendant sa charogne que la littérature du malheur en a fait.” (Gary 1965, 324 sq.). L’auteur de Pour Sganarelle se montre même virulemment critique à l’égard de ce versant de la pensée malrucienne : “Aucun constat de la ‘condition humaine’ ne saurait être autre chose que mensonge lorsqu’il ne tient pas compte de l’expérience la plus importante de l’être, celle qui permet à la vie de continuer et aux civilisations d’être poursuivies, et qui est la joie d’exister.” (Gary 1965, 324).

La dimension métaphysique de l’œuvre de Gary repose en effet sur des bases tout autres que celles de Malraux. Elle mobilise d’une part, parmi les modes de l’intelligence humaine du monde, cette “communion avec la joie d’exister” (Gary 1965, 322), notion à laquelle est consacré le chapitre xlvii de l’essai Pour Sganarelle. Elle refuse d’autre part à la mort individuelle le statut de clé d’interprétation du monde (et même, à vrai dire, le statut de clé d’interprétation de ses propres préoccupations) : “[La mort ?] Très surfait. On devrait essayer de trouver autre chose.” (Gary 1974, 259). C’est que, au-delà de la mort individuelle, qui pour Malraux confronte l’homme à l’absurde, il n’y a pas seulement les métamorphoses structurellement statiques des civilisations. Il y a aussi, nous l’avons vu, pour Gary, ouvert aux résultats des sciences, l’évolution biologique de l’humanité. Et dans cette perspective à très long terme qu’adopte Gary, l’absurde, s’il faut vraiment le convoquer, mérite d’être réévalué, “puisqu’il nous a d’abord permis d’être et ensuite de continuer” (Gary 1965, 77-78). Les chances sont du côté de quelque progrès ontologique. Romain Gary ne cesse de l’affirmer et de le répéter au fil de ses œuvres et de ses interviews, comme une conviction personnelle, aussi bien comme un engagement éthique aux côtés de la défense de l’espoir, quand d’autres racontent la nature du monde à l’aune de la mort. Écoutons-le par exemple dans un entretien qui date de l’époque de son premier Prix Goncourt : “Celui qui ne pense qu’à soi, il est fatal que l’obsession de sa fin prochaine inévitable l’incline à déplorer sa condition.” Néanmoins, Gary continue-t-il, “s’il se place dans la perspective non plus de l’individu, mais de l’espèce, tout l’éclairage change.” Et d’ajouter : “Comme Morel confusément, comme le Père Tassin, plus consciemment, je crois, pour ma part, au progrès biologique” (Gary - d’Aubarède 1956, 2) 5.

3 Deux manières de penser

3.1 La tête contre le mur et la tête capable

Suggérées par l’idée qu’on se sait mortel, des questions comme “Que signifie la présence de l’homme sur la terre ?” (Malraux - Stéphane 1984, 152 sq.), ou “Qu’est l’aventure humaine ?” (Malraux 1974a, 134) se laissent naturellement convoquer par la raison. Mais ces questions ont-elles pour autant quelque sens quand on en cherche les réponses, ainsi que le fait Malraux, à des échelles d’observation qui n’en sont pas les échelles d’intelligibilité ? Malraux, ici, ne s’est pas engagé pas dans un tel recul heuristique. Toute sa vie, il aura conduit ses interrogations sans en remettre en cause la logique, sans révoquer en doute le cadre qui s’était imposé à sa pensée : un cadre que l’on n’oserait qualifier d’obscurantiste, tant la culture et l’insatisfaction intellectuelle de Malraux sont immenses, un cadre dont on pourrait dire peut-être qu’il est tout structuré de chrétienté, un cadre en tout cas qui est assurément favorable à “la métamorphose en croyance, de toute connaissance” (Malraux 1974a, 248), étant plus conformé à la raison des préoccupations passionnées qu’à la discipline des sens augmentés par l’appareillage d’ensemble des sciences physiques, naturelles et humaines. C’est en effet un cadre où l’ “aventure humaine” est limitée à l’évidence des temps historiques écoulés et où le mystère élu de “la présence de l’homme sur terre” se pense en ayant exclu comme par principe d’autres mystères pourtant objectivement connexes, tels ceux de la formation des astres, ou de l’apparition de la vie.

Les dernières réflexions de Malraux, pour certaines toujours en forme de questions acharnées, portent certes l’œuvre globale à un état de parachèvement, par l’intensification magistrale, encore, si c’était possible, des fulgurances géniales. Mais elles explorent toujours moins le mystère de l’objet étudié qu’elles n’en entretiennent l’intuition, en témoignant en premier lieu des limites aporétiques de la logique de l’essayiste. S’y entrechoquent en effet, de plus en plus, des superlatifs qui sont difficilement conciliables, soit par antonymie lexicale, soit par compétition de cardinalité. Ainsi, lorsque Malraux accorde l’éminence à “la conscience la plus profonde, celle d’être vivant” (Malraux 1974a, 247), c’est pour la soumettre immédiatement à l’emprise de “l’inconscient [qui œuvre] pour lier l’homme au cadavre (Malraux 1974a, 247) – et ni l’une ni l’autre ne sauraient être synonymes de l’empire de “l’invincible conscience de la mort” (Malraux 1974b, 799). Ainsi encore, le questionnement “ ‘Que signifie la vie ?’ ”, selon Malraux pourtant “la plus tenace interrogation” (Malraux 1974a, 133), lâche prise immédiatement, à peine énoncé, au profit d’une autre question : “Pourquoi faudrait-il que la vie ait un sens ?” (Malraux 1974a, 134).

Malraux semble avoir constaté le désarroi de sa pensée : certes fulgurante, quand il s’agit de renouveler ses questionnements sur la série circonscrite des paramètres conceptuels qu’il affectionne (“homme”, “destin”, “mort”, “conscience”, “inconscient”, “interrogation”, “mise en question”, “sens de la vie”, “signification”, “connaissance”, “néant”, “absurde”, “aléatoire”, “croyance”, “création”, “métamorphose”, “art”, “anti-”). Mais impuissante, quand il s’agit d’en fonder en prise de conscience des réponses qui seraient à la hauteur de son ambition rationaliste. Malraux aura suggéré alors une possibilité de complétude (logique ? esthétique ?) pour sa métaphysique de “l’interrogation sans réponse du sens de la vie” (Malraux 1969, 537). Non pas en refondant les présupposés et les mécanismes de son questionnement, qu’il répète à la mesure d’une obsession. Non pas en le rééchelonnant aux dimensions qu’invitent à considérer par exemple l’œuvre de Gary ou les sciences de l’univers. Mais en réintroduisant, de manière plus ou moins subliminale, cette idée du miracle que défendait, avec exaltation, Stieglitz, l’un des participants du colloque de l’Altenburg de La Lutte avec l’ange : “Essayez donc, un instant, de penser selon le miracle, ou même simplement en l’acceptant ! Tous les accents se déplacent […]” (Malraux 1943, 120). C’est ainsi que la fin de Lazare suggère l’irruption de “[l]’inconnu de l’impensable [qui] n’a pas de forme ni de nom.” (Malraux 1974a, 249). C’est ainsi que la dernière phrase de L’Homme précaire et la littérature invite à ne pas oublier que “les événements spirituels capitaux ont récusé toute prévision” (Malraux 1977, 331). C’est ainsi encore que, dans le titre même de cette œuvre ultime, l’adjectif “précaire” ne laisse pas d’être connoté… et cela par son sens propre historique, à savoir : “qui est accordé par faveur en réponse à une prière”. Appliqué à l’homme, l’adjectif convoque une entité qui lui est supérieure, une autorité qui se trouverait être touchée par ses prières (disons avec Malraux : par ses questions et ses interrogations). La “précarité” que convoque ici Malraux, alors qu’il semble globalement la traiter comme simple synonyme courant de “incertitude”, suggère, irrépressiblement même si c’est inconsciemment, la présence d’une omnipotence analogue à celle de la bonté divine.

Très tôt, Romain Gary avait identifié l’impasse dans laquelle Malraux tenait sa pensée en cherchant à interroger le “sens de la vie” (Malraux 1951, 236) à l’aune de la mort individuelle, en aspirant à fonder une métaphysique de l’ “éternité de l’homme” (Malraux 1938, 940) à partir de la situation de l’homme occidental contemporain et des productions historiques de l’art mondial. Il le lui avait écrit, à sa manière, au détour d’une lettre (datée du 14 décembre 1957, transcrite par Michaël de Saint-Cheron dans Malraux et les Juifs) où il le félicitait pour La Métamorphose des Dieux : “Jamais depuis Sophocle, un auteur de tragédie n’a jeté plus noblement sa tête contre le mur.” (de Saint-Cheron 2008 ; 151) 6.

Dans Lazare, Malraux n’a pas seulement projeté sa tête contre sa bibliothèque : il y a répété les lettres de la noblesse tragique que Gary lui avait reconnue.

Comparée à celle de Malraux, la réflexion de Gary se concrétise en productions achevées qui sont plus fréquemment romanesques. Elle s’opère aussi d’une manière plus syncrétique : mobilisant simultanément des structures de pensée différentes (éthique, esthétique, historique, culturelle, scientifique, journalistique…), convoquant ensemble des notions plus ou moins connexes entre elles (humanité, fraternité, féminité, dignité, souffrance, faiblesse, espoir, âme, Puissance, âges géologiques…), soumettant, avec effets kaléidoscopiques, la considération des notions à des variations de structures de pensée (source, quand on maîtrise le procédé, de créativité : ainsi, dans le roman Gros-Câlin, l’heureuse mise en poésie de l’évolution biologique). Ce n’est pas dire pour autant que l’esprit de Gary serait moins préoccupé de métaphysique que celui de Malraux. Non, l’art de Gary n’est pas lyrisme idiosyncratique ou rêverie de littérateur, comme le suggère en creux Mireille Sacotte dans ses fonctions de directrice scientifique des deux récents volumes de romans et de récits de Romain Gary dans la collection “Pléiade” chez Gallimard, lorsqu’elle assure dans l’introduction générale que Gary “n’est certes pas porté à la pensée spéculative” (Sacotte - Labouret 2019, lvi, note 1) ou lorsqu’elle tend à rabattre l’acception du terme “philosophie” appliqué à l’œuvre de Gary au sens de simple “représentation de l’humain” (Sacotte 2019, 1480). C’est là à notre avis avoir lu trop hâtivement l’œuvre de Gary, ou l’avoir lue sur le plan de la stricte littérature (ce qui ne peut manquer de biaiser d’emblée les tentatives de conclusions extra-littéraires). Et c’est aussi, en exprimant ces impressions dans les formes de l’assurance universitaire, occulter aux lecteurs que vise cette édition une part du génie de Gary. Car l’art du roman tel que l’exerce Gary, s’il est certes pétri d’implication vécue dans l’histoire de son siècle, d’observation du monde, de préoccupations et d’aspirations éthiques, d’une immense culture, d’imagination esthétique et de puissance créatrice, l’est aussi de pensée spéculative. Suffiraient à le montrer les quelques exemples donnés ci-dessus sur les manières, en outre brillantes et soutenues, nobles, dont il met en perspective divers modes de l’intelligence humaine du monde. Gary souligne d’ailleurs lui-même la qualité spéculaire du roman qu’il pratique, lorsqu’il le décrit, sous le nom de plume de Stefan Zajada, comme “un miroir dressé sur le chemin de l’Histoire” (Gary 1968, exergue) 7.

Et Gary ne se sera pas contenté d’écrire, dans des jeux de réflexions savamment et artistiquement éclairants, des romans, des récits, des pièces de théâtre. Il aura aussi écrit des prises de position dans la presse. Il aura aussi consacré tout un essai, Pour Sganarelle, à exposer sa vision de la Culture telle qu’il l’habite, à en analyser et à en décrire la nature (océanique) et le rôle (nourricier) qui lui apparaissent avec évidence, à confronter sa conception vécue et fondée à celles de divers courants de pensée plus ou moins formelle de son époque. L’édition intellectuelle de la Pléiade présente partiellement, partialement, cet ouvrage : comme un “essai polémique”, comme un “essai qui s’insurge” (Sacotte - Labouret 2019, 1402). Mais Gary en parlait bien pourtant, beaucoup plus significativement, comme d’un “essai philosophique” (Gary - Beunat 1971, 31).

De fait, il n’est pas exagéré de dire que Gary est en incessante maîtrise de la pensée spéculative. Incessamment : le prouve, nous venons de le voir, l’aisance avec laquelle il poétise, au détour d’une simple lettre, les limites de la logique de Malraux. Et le prouvent tout aussi bien sa familiarité avec les écrits de Pierre Teilhard de Chardin ou de Paul Valéry, ses résumés de Nietzsche, de Sartre, ou de Lukács, sa critique de points faibles des textes de Michel Foucault ou de Jacques Monod (éléments qu’on peut trouver ici et là au fil de Pour Sganarelle comme dans d’autres œuvres et interviews). Son travail de romancier consiste alors à s’abstraire de l’abstraction qui s’impose à sa pensée pour en figurer l’essentiel spirituel et métaphysique au sein d’une forme fictionnelle qui est d’autant plus réussie qu’elle ne flotte pas dans le vide d’une absence de pensée fraternellement spéculative et qu’elle n’en reproduit pas pour autant l’artificialité naïve, âpre et ennuyeuse du roman à thèse dogmatique. De larges parts métaphysiques de Pour Sganarelle, par exemple, ne serait-ce que sur la nature et le rôle de la culture, se trouveront ainsi métamorphosées en composants métafictionnels de romans tels que La Danse de Gengis Cohn, Les Enchanteurs ou Europa. C’est là une double performance : et sur le plan de la maîtrise du raisonnement philosophique, et sur le plan de la maestria de l’exécution littéraire. La forme romanesque est, certes, première chez Gary en tant que modalité d’expression – mais la pensée spéculative, évidemment, n’est pas à confondre avec les codes formels de l’écriture du genre philosophique. Gary est bien, au contraire de ce qu’affirme la Pléiade, un “picaro métaphysique”, pour reprendre le titre et l’analyse de la thèse publiée de Jørn Boisen. Il est même un champion acharné de la fusion de l’éthique et de l’esthétique, comme a pu le montrer le philosophe de l’esth/éthique Paul Audi, dans des articles et des ouvrages particulièrement éclairants. Oui, Gary est bien un penseur puissant, entraîné, athlétique, souple et agile, athl/esth/éthique !, dans son aptitude à percevoir, observer, convoquer, relier et organiser une multiplicité bien rare de paramètres positifs et prospectifs, à les articuler en réflexions partagées non seulement dans les interviews et dans les essais, mais aussi dans les romans. Maître ès contrebande de pensée spéculative dans le domaine romanesque, Gary l’est assurément : son trafic, bien qu’il soit soutenu, et bien qu’il ait été déjà signalé, échappe encore à certains des plus grands spécialistes de la littérature en général, de Romain Gary en particulier !

3.2 Deux humanismes

Rapprocher méthodiquement les humanismes que dessinent les œuvres respectives d’André Malraux et de Romain Gary met ainsi en évidence leur différence essentielle.

L’humanisme malrucien apparaît bien toujours “désenchanté, pessimiste et sans triomphe” (Righi 2004, 197), comme l’expression d’un auteur qui a tout d’un “agnostique résolu” (Lyotard 1996, 336) et qui se laisse rattacher “plutôt qu’aux justificateurs de l’existence […] aux poètes du désespoir” (Picon 1963, 76), à la manière de certains romantiques.

Mais l’humanisme garyen n’apparaît plus aucunement, au rebours de ce que tendrait à assurer pourtant une certaine tradition critique, comme un “humanisme désespéré” (Catonné 1990, 65), (Todorov 2010, 48), ni même comme “bien plus proche du désespoir que de l’espoir” (McKee 1978, 212, notre traduction). Il n’est plus de la famille des humanismes qui font de l’ “absurdisme […] l’apanage de l’humanité entière” (Henry 2005, 252) ou qui s’attachent à dépeindre “souvent dans son horreur” la “condition humaine” (Sacotte - Labouret 2019, ix). Non, plus large que ce qu’en observent de telles focalisations par trop resserrées, l’humanisme de Gary apparaît bien, ne serait-ce que par effet de contraste avec celui de Malraux, comme porté par un homme qui est assurément habité du devoir, élégant, d’ “entretenir l’espoir” (Gelas 2011, 7), par un “esperado” (Audi 2007, 51), à la mesure d’ “un héros mythologique, aux prises avec les ennemis de l’amour et de l’idéalisme” (Morange 2004, 85).

Oui, tragique, l’humanisme qu’exprime l’œuvre de Malraux, l’est assurément – et cela dans deux sens. Tout d’abord parce qu’il est à la fois excitation constante de la conscience de la mort individuelle et, sous prétexte de l’inéluctabilité de cette mort commune à tous, excitation de la conscience de la vanité des valeurs, des connaissances, des aspirations, dans le temps même de la vie de chacun qui précède la mort. “Tragique” est là d’ailleurs non seulement la qualité de l’humanisme qui se dégage de l’œuvre et des essais de Malraux, c’est aussi la qualification qu’il attribue lui-même, explicitement et catégoriquement, à l’humanisme qu’il professe : “Il y a un humanisme possible, mais il faut bien nous dire, et clairement, que c’est un humanisme tragique.” affirmait-il en 1946 (Malraux 1946, 713). Tardivement, il n’a guère modulé cet absolu qu’en invitant à se résigner à l’absence de quelque signification fondamentale : “L’aléatoire n’exige pas l’absurde, mais un agnosticisme de l’esprit ; le tragique n’est pas sa dernière instance, et sans doute n’en a-t-il pas d’autres que lui-même.” (Malraux 1977, 330). Et par induction de l’incapacité à faire surgir un sens coordonnateur à partir des concepts et du mécanisme logique que mobilise sa réflexion métaphysique, Malraux en vient à condamner le sens de toute connaissance, lorsqu’il fait le bilan de ce qu’il lui a été donné de révéler de la présence-au-monde de l’humanité : “La métamorphose en conscience, de l’ignorance de la mort, la métamorphose en croyance, de toute connaissance, ne sont-elles pas de l’ordre des épiphanies ?” (Malraux 1974a, 248). Tragique, l’humanisme de Malraux l’est donc pour dépeindre l’intelligence humaine du monde sur le thème de la désolation et de la dévastation. Mais “tragique”, l’humanisme de Malraux l’est aussi dans un second sens. En effet cet humanisme, professé par un combattant des fascismes, porté par une intelligence des plus rares, par une sensibilité des plus fines, par une culture des plus vastes, par une ouverture des plus vécues à la variété du monde et des hommes, n’est pas sans partager pourtant quelques traits des logiques communes à la raison totalitaire et à l’obscurantisme : par ses ambitions à l’universalisation impérieuse du partiel et dans sa manière de se défier des résultats des sciences les plus universelles. Tragique, l’humanisme de Malraux l’est donc aussi pour se construire par des moyens qui s’associent les tragédies.

L’humanisme de Gary, quant à lui, se trouve davantage manifesté à travers son œuvre que professé explicitement 8. Quand dans ses interviews il prononce à l’occasion le mot “humanisme”, c’est à la manière moderne qui en subsume l’acception à une profession de foi dans la dignité humaine, et pour défendre cette idéalité contre le travail de sape de l’ironie facile ou des raisonnements biaisés qu’il détecte dans les sécheresses intellectuelles et dans les extrémismes politiques. Exceptionnellement, il cerne la nature de l’humanisme auquel il s’attache, en le qualifiant d’“humanisme bêlant” (Gary 1974, 69). L’expression était devenue à la mode en France au cours des années 1960, chez ceux qui tenaient à signaler la part d’inanité de certaines manifestations de l’humanisme. Mais si Gary la reprend à son compte, c’est pour remettre en perspective cette vacuité même que l’on critique, et pour restituer à l’humanisme la valeur de sa pleine charge d’idéal fondamental. “Bêlant”, l’humanisme selon Gary l’est en effet d’une part pour appeler quelque chose qui n’est pas là, et d’autre part pour n’articuler ce fantasme que bien maladroitement, par des vocables abstraits, le langage n’étant pas encore à niveau pour parler de ce que l’évolution biologique de l’humanité n’a pas encore modifié radicalement. Mais la langue ne tardera pas à se renouveler en symbiose organique avec la transformation ontologique – et d’ailleurs… oui ! là ! dans la toute dernière phrase de la fin originale du roman Gros-Câlin que Gary aura décidé de signer du nom d’Ajar 9, voilà que le langage commence à se renouveler : “l’on perçut clairement dans le silence le premier mot qui n’était dit par personne et n’était pas perceptible car il venait d’ailleurs et était encore si faible qu’il y avait déjà espoir.” (Gary 2007, 271).

Et lorsque l’évolution biologico-ontologique aura fait de la réalité une “perfection vécue” (Gary 1965, 466), ce sera même pour Gary, avec l’abolition des souffrances existentielles, non seulement l’advenue d’un nouveau langage, mais aussi la fin de ce qui pousse les facultés humaines d’expression à se dépasser avec effets induits de beauté lyrique, de maladresses, d’ânonnements, de bêlements. Ce sera bel et bien la fin du mystère de la création, “la fin du besoin d’art et de la fiction, la seule “mort” possible du roman” (Gary 1965, 466). En évoquant cette “perfection du vécu qui rendrait l’art inutile” (Gary 1965, 469), Gary s’attache moins à “l’éternelle revanche de l’homme” qu’est l’art pour Malraux (Malraux 1951, 635) qu’il ne prolonge une probabilité qu’avait en son temps avancée Ernest Renan : “Le temps viendra où l’art sera une chose du passé” (Renan 1876, 83). Gary se trouve être du camp de cet immense esprit du XIXe siècle dont Malraux, pour sa part, comme par rivalité, d’une manière qui mériterait en tout cas une étude à part entière, a cherché, avec constance au fil de son œuvre, à se démarquer 10.

Conclusion

C’est parce qu’il partage des traits fondamentalement originaux de l’humanisme que manifeste un Renan, ou un Teilhard de Chardin, un humanisme moins tragique qu’optimiste, ouvert non seulement à la philosophie de l’histoire mais aussi à la science et à la philosophie des sciences, qu’il est possible (ainsi que nous l’avons fait nous-même dans notre étude Picaros et Pédoncules) de rattacher la qualité propre de l’humanisme de Gary au courant de l’ “humanisme évolutionniste” qu’avait théorisé Julian Huxley (Huxley 1953, 171 sq.). C’était à cette époque de la futurologie où le transhumanisme (autre nom donné par Huxley à sa mise en perspective de la dynamique de la condition humaine) impliquait, dans une union bien rare des disciplines prospectives de l’esprit humain, autant de métaphysique et d’éthique que de science et de technologie. André Malraux résumait tout cela, radicalement, pour ne pas dire impérieusement, à une “croyance en une explication future du monde” (Malraux 1974a, 190, c’est Malraux qui souligne). Comme si, sur le plan logique, l’évolution n’était pas un processus autant actuel que continu. Et comme si, sur le plan psychologique, Malraux s’était lui-même persuadé, une fois pour toutes, que l’essence spirituelle de l’être humain éternel qu’il recherchait devait être celle de l’être humain contemporain, et qu’elle n’était pas éloignée du mystère que cerne la nostalgique beauté des collections de l’art mondial. Ses préoccupations le portaient ainsi à disqualifier la pensée de la transformation ontologique de la condition humaine, qu’elle lui fût pourtant soumise par la science ou par les livres de son ami Romain Gary, immense écrivain, mais aussi brillant penseur et subtil contrebandier de métaphysique dans le domaine romanesque : “la fiction de la science, c’est la science-fiction” (Malraux 1974a, 190). La lucidité, aussi géniale soit-elle, ne s’encombre pas d’espoir fraternel, quand elle est foncièrement incrédule.

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1 C’est ainsi par exemple que nous n’impliquons pas ici des modes de relation au monde tels que l’humour complice, la langue, l’amour, la considération de l’écologie, la considération de l’euthanasie, qui trouvent pourtant, sur le plan de l’humanisme, des mises en perspectives significatives dans l’œuvre de Gary : l’œuvre de Malraux les laisse, pour ainsi dire, au mieux, dans des arrière-plans occasionnels ou formels. De même, l’humour farfelu, l’héroïsme lyrique, la débrouillardise technique ou tactique des combattants, ne sont guère chez Gary.

2 Nous nous permettons de renvoyer à trois de nos études sur ce sujet : (Hangouët 2014), (Hangouët 2018), (Hangouët 2019).

3 Ou est-il professeur de psychiatrie ? Le texte cultive l’ambiguïté. Les éditeurs de Lazare en collection de la Pléiade identifient ce personnage, avec quelques précautions, au docteur Louis Bertagna (Malraux 2016, 1065), lequel connaissait aussi Romain Gary.

4 De manière générale, les “lois de la nature”, pour Gary, comme elles l’étaient pour Ernest Renan, sont plus descriptives que prescriptives. Conquêtes et non diktats, elles ne sont que des commodités momentanées pour résumer ou caractériser les phénomènes physiques du monde : “En général, nous ne formulons les lois de la nature que pour l’état actuel”, écrivait en effet Renan dans L’Avenir de la science, “[alors même que] l’état actuel n’est qu’un cas particulier” (Renan 1949, 864). Gary reconnaît le caractère pratique de ces synthèses d’étape que sont les lois de la nature, mais il ne cesse d’alerter ses lecteurs sur le danger qu’il y a à considérer comme définitive la vérité qu’elles semblent exprimer, à s’en contenter, à s’y soumettre. Gary ne s’oppose donc pas tout bonnement, comme on le lui fait dire parfois, aux lois de la nature, mais avant tout au caractère définitif qu’on tend à prêter à la vérité qu’elles cernent, lorsqu’on se montre plus crédule que clairvoyant, lorsqu’on oublie les contre-puissances que sont des facultés naturelles comme le rêve, l’imagination, la sensibilité, l’intellection scientifique, lesquelles sont justement les voies de la conquête de nouvelles compréhensions voire de nouvelles formes de la nature. Laisser croire, comme le suggère l’introduction générale des quelques œuvres de Romain Gary rassemblées en collection Pléiade en 2019, que les “lois de la nature” sont des “lois d’airain” (Sacotte - Labouret, x sq.), et faire accroire que c’était là la position du romancier, c’est penser au rebours de Gary et c’est dénaturer sa pensée : pour lui, à l’instar de tout scientifique discipliné, le destin des lois de la nature, dès le moment où elles sont exprimées, est d’être affinées, précisées, recirconstanciées, voire tournées, abolies, renversées.

5 De ce point de vue, l’appareil critique et l’appareil mercatique de l’édition “Pléiade” d’œuvres de Gary parue en 2019 dénaturent du tout au tout la position philosophique de Gary lorsqu’ils entreprennent d’expliquer que, pour lui, les “lois de la nature […] mènent à la mort” (Sacotte - Labouret 2019, xxxix ; An. 2019, 12). C’est d’ailleurs par cette phrase même que le Bulletin Gallimard de l’époque achève la présentation de la “Pléiade Romain Gary”, laissant ainsi, de fait, le dernier mot à la mort – et cela quand Gary déclarait celle-ci très surfaite, la mettait en panne à l’occasion dans ses œuvres, et lui opposait l’amour… Sans doute sur ce point les auteurs de l’introduction générale et de sa synthèse publicitaire ont-ils confondu Gary avec Malraux !

6 La mention de Sophocle, le dramaturge des héros isolés, n’est ni gratuite, ni anodine, en référence à Malraux, le penseur de l’homme entouré de crevasses.

7 Malraux reprendra également cette image de Stendhal, “un roman est un miroir qui se promène sur une grande route” (Stendhal 1884, 56). Il le fera à plusieurs reprises dans les années 1970, par exemple quand il interroge la fonction qu’on peut attribuer aujourd’hui au roman : “Qui croit [encore à] un roman image de la vie, ou miroir le long d’une route ?” (Malraux 1976, 843). Ce faisant, Malraux ne s’oppose pas de fait à Gary, car ce qu’il critique ici, c’est l’interprétation de la citation de Stendhal qui consisterait à ne voir dans un roman qu’un document sur une époque, ou qu’un produit daté, quand pour lui la métamorphose affranchit les romans de leurs époques. Or Gary est d’emblée dans une tout autre interprétation du miroir de Stendhal : avec “l’Histoire” qu’il convoque, il s’agit bien de l’aventure de l’humanité, et non de l’état de la société d’une époque.

8 Il est vrai que Gary a relativement moins d’occasions que Malraux de formuler ses positions, la part relative des essais, dans son œuvre, étant bien plus faible que la part des fictions.

9 Au moment de boucler le manuscrit de Gros-Câlin, à l’automne 1973, Gary perçoit une incompatibilité entre l’ordre établi (l’image de l’auteur, la réception de son œuvre) “et la nature même du livre” (Gary 1981, 23). Pour reprendre une formule de Malraux, mais en lui donnant un sens physique et actif et non plus métaphysique et passif, il lui apparaît “que la porte entr’ouverte là est celle d’un autre monde” (Malraux 1951, 318). De ce point de vue, le nouveau pseudonyme que Gary se choisit alors marque moins le renouvellement de l’identité que l’esprit d’aventure et d’exploration qui pousse à emprunter le passage vers le nouveau monde amorcé et inconnu : Ajar trouvant en effet, en anglais, le sens d’entr’ouvert. Gary est à situer dans la phénoménologie des commencements vécus, plutôt que dans celle de l’appréhension des “brusques épiphanies de l’être” (Lyotard 1996, 347) qu’inspirent les œuvres d’art à Malraux.

10 Et la postérité de la pensée de Renan à travers la bifurcation des métaphysiques de Malraux et de Gary ferait elle aussi l’objet d’une belle étude ! Nous n’en aurons que suggéré ici, incidemment, la nécessité et la fécondité.