Literatūra ISSN 0258-0802 eISSN 1648-1143

2022, Priedas, pp. 123–134 DOI: https://doi.org/10.15388/Litera.2022.64.4.8

Quand l’art devient une rectification de l’homme : Gary et Malraux, un même humanisme esthétique ?

Lou Mourlan
Laboratoire PLH
Université Toulouse II Jean-Jaurès
PLH Laboratory
University of Toulouse-Jean Jaurès
lou.mourlan@univ-tlse2.fr

Résumé : Lorsque l’on interroge l’humanisme de Gary ou de Malraux, on voit de tous côtés surgir la question de l’art. Esthétique et éthique semblent en effet intrinsèquement liées, d’abord parce qu’à leurs yeux, l’art est un moyen de désamorcer l’inhumain, qu’il soit l’absurdité de notre condition ou le poids écrasant de l’Histoire en marche. Au moment où la Seconde Guerre mondiale place sur le devant de la scène la barbarie humaine, ce que l’artiste nous donne dans ses œuvres, c’est une image enfin acceptable de l’Homme. L’art selon eux est à la fois une consolation et un refuge pour les idéaux humaniste, et un geste éthique en soi. Il s’agira ici de confronter chez Gary et Malraux les liens qu’entretiennent l’art et l’humanisme, et de s’interroger sur l’existence chez ces deux auteurs – tout en préservant les spécificités de chacun – de ce qu’on pourrait appeler un humanisme esthétique.
Mots-clés: Humanisme, esthétique, éthique, art, Seconde Guerre mondiale, roman, mythe.

When Art Becomes a Rectification of Humankind: Gary and Malraux, A Same Aesthetic Humanism?

Summary. When we question the humanism of Gary or Malraux, we see the question of art arise on all sides. Aesthetics and ethics indeed seem intrinsically linked, firstly because, for them, art is a way of denying the inhuman, whether it be the absurdity of our condition or the crushing weight of History. At a time when the Second World War brought human barbarism to the forefront, what the artist gave us in his works was a finally acceptable image of humankind. Art, according to them, is, at the same time, a consolation and a shelter for humanist ideals, and an ethical gesture in itself. We will try here to confront in Gary’s and Malraux’s books the connections between art and humanism, and to question the existence in these two authors - while preserving the specificities of each - of what one could call an aesthetic humanism.
Keywords: humanism, aesthetics, ethic, art, Word War II, novel, myth.

Kai menas pataiso žmogų: Gary ir Malraux – tas pats estetinis humanizmas?

Anotacija. Svarstant apie Romaino Gary ir André Malraux humanizmą, iškyla meno klausimas. Estetika ir etika atrodo esmiškai susijusios, nes, žvelgiant abiejų rašytojų akimis, menas yra priemonė nukenksminti nežmoniškumą, pasireiškiantį kaip mūsų būties absurdas ar kaip gniuždantis istorijos svoris. Antrajam pasauliniam karui į avansceną išstūmus barbarybę, menininkas savo kūriniais geba pateikti priimtiną žmogaus paveikslą. Abiem rašytojams menas yra ir paguoda, ir humanistinių idealų priebėga, ir savaiminis etinis judesys.
Straipsnyje analizuojamas meno ir humanizmo ryšys Romaino Gary ir André Malraux kūryboje, siekiant atsakyti į klausimą, kas būdinga šių autorių estetiniam humanizmui.
Reikšminiai žodžiai: humanizmas, estetika, etika, menas, Antrasis pasaulinis karas, romanas, mitas.

_________

Received: 24/02/2022. Accepted: 13/06/2022.
Copyright © Lou Mourlan, 2022. Published by Vilnius University Press.
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License, which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, provided the original author and source are credited.

_________

« Notre art est une humanisation du monde » (Les Noyers de l’Altenburg, 1948, 112) écrit Malraux, « l’homme […] n’est concevable que comme une incarnation assumée de l’imaginaire » (Ode à l’homme qui fut la France, 2000, 84) semble répondre Gary. Lorsque l’on confronte l’humanisme des deux auteurs, de nombreux points communs surgissent, comme la place laissée à la fraternité ou le caractère central de la notion de dignité. Mais le point sur lequel nous voudrions nous attarder, c’est la place que prend l’art dans leur conception de l’humanisme. En effet, si l’on interroge l’humanisme des deux hommes, on voit alors surgir la question de l’art. Esthétique et éthique semblent étroitement liées, et il s’agira donc de confronter chez Gary et Malraux – en tout cas à partir de L’Espoir, et particulièrement après la Seconde Guerre mondiale – les liens qu’entretiennent l’art et l’humanisme, et de s’interroger sur l’existence, chez ces deux auteurs et tout en préservant les spécificités de chacun, de ce qu’on pourrait appeler un humanisme esthétique.

1. L’art comme défi à notre condition inhumaine

Dans un siècle troublé comme le XXe siècle, l’art est un moyen de dénoncer l’horreur en cours. Mais il est aussi une révolte de l’homme contre sa condition et, dans une certaine mesure, la seule réponse possible à l’absurdité et à la violence du monde réel. Il rend à l’homme sa dignité et sa noblesse que tend à lui dénier la réalité. Malraux s’est penché sur cette question, notamment dans ses écrits sur l’art, mais aussi dans ses romans, définissant l’art comme un anti-destin. Dans un monde où tout est absurde et voué à la mort, il est ce qui arrache l’homme à sa condition, et cette perception du fondement humaniste de l’art a donné l’une des plus belles et des plus célèbres pages des écrits sur l’art, la conclusion des Voix du silence :

Dans le soir où dessine encore Rembrandt, toutes les Ombres illustres, et celle des dessinateurs des cavernes, suivent du regard la main hésitante qui prépare leur nouvelle survie ou leur nouveau sommeil… Et cette main, dont les millénaires accompagnent le tremblement dans le crépuscule, tremble d’une des formes secrètes, et les plus hautes, de la force et de l’honneur d’être homme. (Écrits sur l’art, I, 2004, 900)

L’artiste est donc celui qui ressent le mieux, et même symbolise par le geste créateur, la dignité humaine, parce qu’il est pour Malraux celui qui affronte le monde, le remet en question. Par le geste créateur l’artiste s’oppose à la condition humaine, lutte contre sa propre mortalité et s’arrache à son historicité pour rejoindre un plan autre, celui où Rembrandt rejoint les peintres préhistoriques, et où chaque œuvre d’art répond à une même volonté : imposer une parole, et donc une vision du monde, qui soit la sienne, et ce, au nom de l’homme. Depuis l’art grec, qui sépare à ses yeux le fétiche de l’art, l’attitude de l’artiste a changé :

Que l’on exalte ou non, en opposition au culte que des siècles portèrent à la Grèce, les valeurs qu’elle révéla, elle avait transformé l’attitude de l’artiste le jour même où les dieux effacés avaient été soumis au primat de l’homme ; elle avait relevé en face d’eux la prosternation de trois millénaires. (Écrits sur l’art, I, 2004, 376)

L’art est donc une révolte et, à plusieurs reprises, il définit l’art comme un acte de rébellion de l’homme, une lutte contre la Création, affirmant que l’artiste « n’est pas le transcripteur du monde, il en est le rival » (Homme précaire et la littérature, 1977,151), formule que l’on retrouve également dans Les Voix du silence. Si, dans la réalité, l’homme est la proie et le jouet du destin, par l’art il recrée un monde sur lequel il a vraiment la main. « La littérature apporte au plus haut degré, la substitution du destin dominé au destin subi » (Homme précaire et la littérature, 1977,243) écrit-il. Le geste créateur est donc ce qui permet à l’homme de se réapproprier son destin, de refuser la réalité qui l’écrase, qui annihile ce qu’il y a de plus humain en lui. L’artiste participe ainsi à l’attitude, fondamentale chez Malraux, de lutte contre le néant. Cette réflexion trouve une résonnance dans ses romans. Dans Les Noyers de l’Altenburg, il écrit que la « part divine de l’homme », sa noblesse, c’est « son aptitude à mettre le monde en question » » (129), et où cette aptitude s’exprime-t-elle le mieux si ce n’est dans l’art, qu’il soit pictural, musical ou littéraire ? L’art dépasse et transfigure le réel, l’acte créateur devient, à ses yeux, un nouveau langage qui manifeste la volonté profonde de transformer le monde, voire même, puisqu’il est absurde, de lui donner un sens. Dans un monde qui semble écraser les hommes, leur enlever toute dignité, l’artiste cherche à reprendre ce qui a été enlevé aux hommes avec la découverte de l’absurdité de leur condition.

Notre art me paraît une rectification du monde, un moyen d’échapper à la condition d’homme. La confusion capitale me paraît venir de ce qu’on a cru […] que représenter une fatalité était la subir. Mais non c’est presque la posséder. Le seul fait de pouvoir la représenter, de la concevoir, la fait échapper au vrai destin, à l’implacable échelle divine ; la réduit à l’échelle humaine. Dans ce qu’il a d’essentiel, notre art est une humanisation du monde. » (Les Noyers de l’Altenburg, 1948, 112)

L’artiste ne se soumet donc pas au monde, il le soumet à lui, le rend humain. Se réappropriant, par la représentation et donc, pour Malraux, par la recréation, un cosmos qui l’ignore et l’avilit, l’homme créateur échappe, au moins en partie, à l’absurdité de sa condition. Ce monde immesurable, incompréhensible, absurde, l’artiste le met enfin à notre portée, le remet en question et, d’une certaine manière, l’explique. L’art devient donc une arme contre le réel absurde et écrasant, l’arme d’un humaniste. À ce titre, Les Noyers de l’Altenburg montre un tournant dans son œuvre. Au monde inhumain, il a d’abord opposé l’action, et en particulier l’action révolutionnaire, mais L’Espoir – et son expérience espagnole – lui ont montré que celle-ci était insuffisante. Il se tourne alors vers une nouvelle « arme » : l’art, ce qui le mènera aussi à délaisser le roman. Le roman était le lieu de l’action, il n’est donc sans doute plus, à ses yeux, le plus efficace quand il s’agit d’élever l’homme face au destin, et il se réfugie alors dans ses écrits sur l’art. La révélation de Vincent Berger, selon laquelle l’art est une donnée permanente sur laquelle fonder la notion d’homme, est aussi la sienne. Son obsession pour l’homme d’action laisse la place à celle pour l’artiste, et le roman cède face à l’essai.

L’art est donc pour Malraux, une arme contre le réel absurde et écrasant. On retrouve ici une idée qui sera aussi l’un des fondements de l’humanisme de Gary : l’art devenu un remède contre la réalité. Ainsi, face au quotidien invivable des résistants d’Éducation Européenne, on retrouve les contes écrits par Dobranski, qu’ils se racontent dans une grotte, et qui leur font oublier pour un temps leurs malheurs, et leur redonnent justement cette dignité et cette humanité que les mois de lutte en forêt leur ont arrachées. C’est par la fiction, par l’imagination, que ses personnages défient la réalité, parfois jusqu’à l’absurde, voire la mort quand l’illusion ne tient plus, comme l’illustre le suicide de Willie Bauché dans Les Couleurs du jour. Même si la trilogie Frère océan professe une certaine adéquation avec le cosmos, contraire donc à l’idée d’affrontement omniprésente chez Malraux, la condition humaine ne fait, a priori, pas partie de cette acceptation. L’opposition farouche à la réalité est une constante dans l’œuvre de Gary, jusque sous la plume d’Ajar, avec Momo et son dégoût pour les lois de la nature. Il insiste toujours sur la nécessité de refuser la réalité, et donc le monde tel qu’il est, allant jusqu’à faire dire au personnage d’Adieu Gary Cooper, qu’ « un homme qui peut s’adapter à la réalité n’est qu’un enfant de pute » (Adieu Gary Cooper, 1965, 45). La réalité écrase l’homme, elle l’éloigne sans cesse de son idéal. Dans son essai, il réaffirme que l’art se doit d’entrer en lutte contre celle qu’il nomme la Puissance, au nom précisément de l’homme :

Le roman crée ce qui ne peut être fait. L’art est le seul moyen dont nous disposons pour nous rapprocher de ce qui échappe provisoirement à notre compréhension : c’est un senti de tout ce qui, en nous, n’accepte pas, conteste, remet en cause, et pousse ainsi vers l’avenir, de tout ce qui, en nous ne peut se contenter et cherche une plénitude que l’homme ne pourrait réaliser que s’il était sa propre création. Il ne peut se concilier avec aucune Puissance. (Pour Sganarelle, 1965, 547)

L’art s’oppose ainsi à tout ce qui avilit l’homme, c’est-à-dire aussi sa condition, et devient l’expression de sa contestation, et donc de sa révolte. Mais s’il est constant dans la conviction que l’art s’oppose à la réalité, ce sont les modes d’action qui évoluent. En effet, chez Malraux, on trouve l’idée que l’art est l’expression tragique de la révolte, un cri à la fois désespéré et vindicatif, un poing dressé face au cosmos. Or dans Pour Sganarelle, Gary rejette cette position, la renvoyant à une littérature du désespoir et du traumatisme qu’il voit comme stérile :

Étant donné le sens funéraire et néantiste, creusé de tombes et arrosé de larmes que la littérature a donné à la « condition humaine », celle-ci ne peut plus être pour mon personnage une source de tragique, lequel ne vise qu’à sceller l’homme dans une notion posthume. Mon personnage ne croit plus, comme Kafka, que « le pouvoir des cris est si grand qu’il brisera les rigueurs décrétées contre l’homme ». (Pour Sganarelle, 1965, 357)

Le cri n’est alors plus qu’un témoignage de l’échec de l’homme face à la Puissance, un dernier sursaut qui épargne la pleine résignation et il affirme lui préférer le rire. Pourtant il place cette même phrase attribuée à Kafka en exergue de Tulipe, et force est de constater que tout le début de son œuvre – au moins jusqu’aux Racines du ciel – relève bien plus du cri et de la protestation, que du rire et de la provocation dont il se revendique plus tard. La veine comique et en particulier ironique de son œuvre, bien qu’elle soit déjà en partie présente, y compris dans Tulipe, est moindre dans la première partie de son œuvre. En réalité, elle ne trouvera son aboutissement total que lorsqu’il inventera Ajar.

Quoi qu’il en soit, la révolte que constitue l’art se fait au nom de l’homme, contre la condition humaine jugée inacceptable. Destin ou Puissance, l’homme entre en lutte contre cette réalité qui l’écrase et à laquelle il ne peut se dérober qu’en la niant ; c’est-à-dire qu’en inventant. A la fois moyen de protestation et geste de révolte en soi, la création artistique est alors inséparable d’une intention éthique et humaniste. L’art est à la fois le propre de l’homme et son moyen le plus grand de protester et de défier ce monde qui l’ignore et l’accable, un moyen de rompre le silence absurde. En transformant le monde en œuvre d’art, en le stylisant, l’artiste impose sa loi au monde, une loi purement humaine.

2. Inventer l’homme pour mieux y croire : le mythe homme

Le roman est également le lieu où l’on réinvente l’homme au détour de chaque personnage. Si le XXe siècle place sur le devant de la scène la barbarie humaine, ce que l’artiste nous donne dans ses œuvres c’est une image enfin acceptable de l’Homme. Au XXème, l’homme a, en apparence, fini d’être un mystère, son fonctionnement a été examiné par la médecine et la biologie, qui ont montré tous les rouages du corps humain, désacralisant ce qui était auparavant la créature de Dieu. Depuis les théories de l’évolution et l’essor de l’anthropologie, même l’origine de l’homme n’est plus si mystérieuse, et enfin, les progrès constants de la psychologie et de la psychanalyse ont permis de décortiquer les engrenages de son inconscient. Progressivement, tout ce qui faisait de l’homme quelque chose de mystérieux, de sacré, a été étudié : la réalité de l’homme nous est désormais, au moins en partie, connue. Mais s’il n’y a plus de mystère-homme, alors il n’y a plus de « mythe de l’homme » pour reprendre un terme de Gary. Le problème majeur posé par cette désacralisation est la perte de valeur de la vie humaine. L’homme désacralisé redevient « de la barbaque » pour reprendre la formule utilisée dans La Nuit sera calme. Et, dès lors, il n’y a plus aucune barrière à l’extermination, aux camps de concentrations, à la rationalisation extrême de la mise à mort. Pour Gary : « Tu ne peux pas démythifier l’homme sans arriver au néant, et le néant est toujours fasciste, parce qu’étant donné le néant, il n’y a plus aucune raison de se gêner » (La Nuit sera calme, 1974, 271). On ne peut pas croire en l’homme, on ne peut pas être humaniste sans croire un tant soit peu que l’homme puisse être quelque chose de grand, de sacré (en dehors du sens religieux), et, si la réalité désacralise l’humain, c’est donc à l’imagination, à l’art, de le remythifier, de recréer un Homme peut-être pas idéal, mais qui soit au moins une image à laquelle se conformer, un objectif à tenter d’atteindre. À ce titre, le mythe homme répond à la définition du mythe selon Mircea Eliade : « il fournit des modèles pour la conduite humaine et confère par là même signification et valeur à l’existence », « directement ou indirectement, le mythe opère une « élévation » de l’homme » (Aspects du mythe, 1963, 12 ; 181). L’humaniste du XXe siècle, confronté à l’horreur réelle sait bien que l’homme est une idée avant d’être une réalité et il a de lui une vision bien plus éthique qu’ontologique. L’artiste humaniste, comme Gary ou Malraux, cherche donc à construire un Homme – certes fictif – qui soit un modèle pour les hommes imparfaits que nous sommes, un mythe qu’il faut protéger pour que la dignité dans l’homme reste hors de portée de la réalité. Et qu’importe que ce mythe humain soit comme il l’affirme dans La Nuit sera calme, « une tentation impossible ». Ce qui compte n’est pas que le but soit atteint un jour, c’est que le chemin pour tenter de l’atteindre permette déjà de se rapprocher de cet idéal : il suffit que l’homme soit « un mythe irréalisable mais qui laisse des civilisations dans le sillage de son accessibilité » (Ode à l’homme qui fut la France, 2000, 84). Poursuivre ainsi, au travers des romans, un «mythe homme » est déjà un moyen de tendre vers l’humanisme. Selon Jorn Boisen, « la seule façon de faire évoluer l’homme est d’inventer des mythes pour essayer ensuite de les incarner dans sa vie même » (Un picaro métaphysique, 1996, 204), il faut donc créer un mythe pour tenter ensuite de s’en montrer à la hauteur. Seul, il n’est pas une garantie éthique, mais il permet néanmoins de concevoir un modèle à suivre, une voie morale à embrasser – en l’occurrence ici celle de l’humanisme.

Gary revendique ouvertement un mythe homme, notamment dans son essai Pour Sganarelle, dont le personnage central – celui que Gary affirme poursuivre et rechercher dans toute son œuvre, son picaro, comme il l’appelle – revêt à ses yeux les traits du mythe humain. Cette idée traverse l’œuvre de Gary comme un leitmotiv, ainsi qu’il le rappelle lui-même :

J’ai déjà écrit cent fois, et ne cesserai de répéter jusqu’à mon dernier souffle, en cet âge de démystification, que l’homme n’est digne de ce nom que lorsqu’il poursuit ce mythe de l’homme qu’il a lui-même inventé avec ferveur et amour et qu’une civilisation n’est digne de ce nom que lorsqu’elle parvient à diminuer la marge de l’irréalisable entre l’homme, donnée réelle, et l’homme, donnée imaginaire. (Gary, Figaro littéraire, 1970)

Malraux, quant à lui, associe le mythe et l’homme au moins une fois, lors d’une conférence en 1936. Voulant substituer l’idée de civilisation à celle de nation pour tendre à une nation universelle, il déclare : « Parce que mythe pour mythe, nous ne voulons ni l’Allemand, ni le Germain, ni l’Italien, ni le Romain, mais l’homme ». Le seul mythe à désirer, et peut-être le seul nécessaire, serait donc l’humain, c’est-à-dire une mythologie qui se veut universelle plutôt que culturelle, même si, en l’occurrence, il s’agit souvent de l’homme tel que l’occident le conçoit. L’Homme est un mythe. Il n’est pas une réalité tangible, mais il reste un récit fondateur sur lequel construire un humanisme possible. Et s’il est une notion chez Malraux qui peut se rattacher à cette mythologie de l’humain, c’est sans doute celle de l’homme fondamental. La quête de l’homme fondamental, qu’il évoque notamment dans L’Espoir et dans Les Noyers de l’Altenburg, ressemble en effet à cette volonté de Gary de trouver un mythe homme. Cherchant à extraire de l’homme une part d’éternité qui échappe au temps et aux contingences, Malraux semble alors poursuivre cet aspect de l’homme répondant à un mythe humain. Les hommes rencontrés par Vincent et son fils dans Les Noyers, pourtant en apparence profondément ancrés dans leur temps, semblent presque systématiquement se désincarner sous le regard des deux hommes – ils sont d’ailleurs comparés aux faces gothiques des statues, aux personnages des fabliaux ou des tableaux de Breughel – pour symboliser cet éternel humain qui est le thème du colloque de l’Altenburg. Cet homme fondamental est, selon le colloque et le reste du roman, le sujet même de l’art. L’art devient alors le vecteur et la trace à travers l’histoire de cet homme fondamental, comme le souligne Claude Tannery : « Dès Les Noyers de l’Altenburg, Malraux avait esquissé l’idée qu’il développa huit ans plus tard dans Les Voix du silence : l’art est une donnée permanente, valable à travers les lieux, valables à travers l’Histoire, et sur lui peut se fonder la notion d’homme » (Malraux l’agnostique absolu, 1985, 289). Sa notion d’homme, fondée sur l’art, influencée pourrait-on dire par lui, ne relève-t-elle pas alors du mythe plus que de la définition biologique ?

L’art est ainsi ce qui permet de recréer ce mythe homme, absent de la réalité, parce que la part mystérieuse de l’homme, cette part qui échappe à notre compréhension, reste alors au cœur de l’art. Selon Malraux, elle est au centre des grands chefs-d’œuvre : « la part de mystère de tout personnage non élucidée […] concourt peut-être à donner à une œuvre ce son de question posée à Dieu sur la vie, d’où quelques rêveries invincibles – les grandes nouvelles de Tolstoï par exemple – tirent leur grandeur » (Écrits sur l’art, I, 2004, 14). Un « son de question posée à Dieu », voilà qui semble une définition partielle mais acceptable d’un mythe ou de ce qui le suscite, le rend nécessaire. N’est-ce pas alors un mythe humain que cette part mystérieuse de l’homme, mystère dont est également nimbé l’homme fondamental chez Malraux, sans cesse qualifié d’« ombre », de « matière originelle », de « voix préhistorique » montant d’une « fosse insondable » (Les Noyers de l’Altenburg, 1948, 26-29) ? Ce qui intéresse l’art, c’est cette part de l’homme qui se dérobe à toute tentative d’explication et d’élucidation et qui, supposément, l’élève : cette part de mythe. Et sans doute peut-on rapprocher cette part mystérieuse de ce que Gary appelait dans La Nuit sera calme « la part Rimbaud » de l’homme, cette part de poésie « sans laquelle il n’y a pas de civilisation ». Il voit alors dans une mythologie de l’homme l’avenir du roman, affirmant :

Je n’ai aucun doute que le roman renouera ses liens avec la mythologie de l’homme et de ses péripéties. Il se gonflera de plus en plus d’Histoire, et donc d’histoires, peut-être supprimant le temps, laissant l’imagination poursuivre librement notre personnage picaresque à travers toutes les étapes de son aventure. (Pour Sganarelle, 1965, 418) 

Le kaléidoscope des différents personnages de roman permettrait donc de créer cette mythologie de l’homme, donnant à l’Homme fictif plusieurs visages et incarnations dans le temps, et ce mythe est donc intrinsèquement lié à l’esthétique romanesque. Tout roman devrait poursuivre et participer de ce mythe homme. L’image de l’homme dans l’art est tout autant une volonté de transformation de l’homme réel et concret que l’est celle du monde, faisant ainsi de l’art un acte prométhéen par lequel l’homme s’arrache à son statut d’animal mortel pour se peindre sous les traits d’une humanité intemporelle. Mais, non content de rendre l’Homme éternel, s’affranchissant ainsi de la condition inaliénable de l’homme, sa mortalité, elle peut aussi le rendre plus conforme à l’idéal de nos humanistes. En 1968, lors de l’inauguration à Grenoble d’une des maisons de la culture, Malraux affirme que l’art renvoie à « une image de l’homme acceptée par lui, et qui est simplement l’image la plus haute qu’il se fait de lui-même. ». L’art cherche à exprimer le plus profond de l’homme : sa nature, son attitude devant le mystère de l’existence, mais aussi ce qu’il y a de plus noble en lui : c’est-à-dire une vision humaniste de l’homme.

L’humanisme est alors basé sur une fiction, une invention, un mythe de l’homme. Contrairement à l’humanisme classique qui s’appuyait plutôt sur une science de l’homme, celui-ci tire ses racines de l’imaginaire. Biologiquement, l’homme est une donnée scientifique, analysée et décortiquée, mais l’humain, s’il existe, est avant tout un mythe civilisateur. Il est sans doute aussi un mythe qui lui permet de survivre, une fiction idéalisante que la réalité, renvoyée hors du roman, ne peut atteindre et donc anéantir. C’est ce qui fait dire à Christophe Pérez que

l’humanisme de Gary n’est pas un humanisme qui met « l’homme » au centre de ses préoccupations ; son humanisme est un humanisme esthétique, qui met au centre de ses valeurs un homme inventé. […] Gary a écrit les romans d’un humanisme actif dans lequel la valeur de l’homme n’est pas un donné de la nature, mais une invention active, une création de l’imaginaire, un mythe.(Pérez, 2009, 278)

Il nous semble que cette définition d’un humanisme esthétique pourrait s’étendre à Malraux, qui a voulu mettre au cœur de ses romans l’homme vraiment digne de ce nom, et qui a toujours vu dans l’art, la plus haute image de l’homme. Les personnages de Gary et Malraux ne sont certes pas parfaits, ni exempt de défauts, mais leur attitude et leur combat en faveur de la dignité de l’homme l’est, dans une certaine mesure. L’homme vraiment humain dont ils soulignent sans cesse l’absence dans la réalité est pourtant omniprésent dans leurs romans, et chacun de leurs héros est une facette de ce même portrait. Janek, Luc, Tulipe, Rainier, La Marne, Kyo, Gysors, Manuel, Vincent, son fils, ne sont pas exemplaires. Ils sont certes faillibles, mais ils agissent tous dans un seul et même but : la défense de la dignité humaine, la sauvegarde de ce qu’il y a de plus humain en l’homme. À ce titre, hommes imparfaits, ils sont malgré tout le parfait exemple d’un humaniste idéal, et l’incarnation ainsi de ce mythe homme qui pourrait rendre enfin l’homme acceptable à l’homme. Personnages presque sans visages, puisqu’ils ne sont que très partiellement – voire parfois pas du tout – décrits, ils épousent tour à tour les « traits éternels du mythe humain » pour reprendre la formule utilisée dans Pour Sganarelle, une vision morale et éthique de l’homme, parfois difficile à apercevoir au cœur des événements du XXe siècle et qui trouve alors refuge dans l’art, et en l’occurrence le roman. Gary et Malraux confient à la création romanesque le soin et surtout le devoir d’affirmer par l’imagination la permanence d’un homme digne de ce nom, de sauvegarder les idéaux humanistes et l’espoir qui ne pourraient que faire défaut à tout humaniste qui regarderait la réalité un peu trop en face. L’imaginaire, qui s’oppose pour eux à la réalité, crée ainsi un mythe homme et prétend, d’une certaine manière, influer sur la réalité. Il est ce qui permet de résister à la réalité qui nie l’humanité de l’homme, « cette réalité morale qui résiste à cette réalité qui nie toute réalité morale » (Pérez, 2019, 172). L’humanisme, foi fragile, reposerait alors non plus sur une certitude de la bonté intrinsèquement humaine – comme cela a pu être le cas avec les Lumières et avec le concept rousseauiste de bonté naturelle d’un Homme perverti par la société – mais sur un mythe fondateur, celui d’un homme vraiment, simplement humain, une fiction désormais absente de la réalité mais sans cesse poursuivie.

3. Vers un même humanisme esthétique

Gary et Malraux semblent a priori lier étroitement esthétique et éthique. Non seulement parce que le message éthique s’appuie sur l’esthétique, en choisissant une forme particulière, celle du roman, mais aussi parce que le geste esthétique, la création, devient en soi un geste éthique. Ils font de la fiction, et donc aussi de l’esthétique, un besoin essentiel de l’homme, et quelque part une de ses caractéristiques éthiques. S’il n’y a pas fiction, il n’y a pas homme, parce que pour eux, cela signifie qu’il n’y a pas questionnement sur sa condition, qu’il n’y a pas arrachement au réel absurde. Pour Gary, « le plus vieux besoin de l’homme [est] le besoin du fabuleux, de la fabulation » et la fiction est :

un « n’est pas », une absence qui se tient aux côtés de l’homme depuis que sa première perception s’est muée en conscience. L’art était déjà là en puissance lorsque, pour la première fois, l’homme s’est senti inaccompli. Lorsqu’il a vu, et qu’il a regardé plus attentivement autour de ce qu’il voyait, et qu’il n’a pas vu (Pour Sganarelle, 1965, 416-417) .

L’affabulation est ainsi pour Gary nécessaire à l’homme pour combler un manque qui est dans sa nature, un manque qui préexiste à l’art lui-même. Né de son angoisse existentielle, de l’absence de réponse, le besoin de fiction est alors au cœur de l’humanité. L’art, et plus précisément la fiction, est donc indissociable de l’homme et du questionnement éthique qu’il porte sur sa propre existence et qui est au cœur de l’humanisme, rarement dépourvu de métaphysique.

Quant à Malraux, il définit l’homme comme un « animal imaginant » (Homme précaire et la littérature, 1977,179), ce qui semble fait écho à l’idée de Gary selon laquelle le besoin de fiction est une caractéristique innée de l’homme. Il associe alors l’imagination à la sexualité : « L’homme ne gouverne pas son imagination comme son esprit, mais aléatoirement, comme sa sexualité. Il ne décide point d’imaginer […] : il est un animal imaginant ». C’est-à-dire que, si le besoin d’affabuler n’est peut-être pas vital à l’individu, il l’est à l’espèce et à sa perpétuation. L’art est donc un besoin vital, non pour l’homme pris isolément mais pour l’humanité. Selon Jean Claude Larrat dans Sans oublier Malraux, si Malraux a tant de mal à concevoir l’évolution biologique de l’homme, c’est parce qu’il refuse la notion d’homme primitif. Et il la refuse au nom de l’art, en refusant également la notion d’art primitif : tant qu’il y a homme, il y a civilisation et tant qu’il y a civilisation, il y a art. Ainsi, tant qu’il y a Homme, il y a Art, tant qu’il y a Art, il y a Homme. On pourrait ajouter avec Gary, qui prend le problème en sens inverse, que « tant qu’il y aura art, tant qu’il y aura Roman, cela voudra dire que l’homme n’est pas arrivé, qu’il n’a pas encore eu lieu entièrement » (Pour Sganarelle, 1965, 38). L’homme se comprend ici au sens d’une humanité idéale et pleinement accomplie, affranchie, si l’on peut dire, de sa part inhumaine. Ainsi l’art ne disparaîtra qu’avec l’humanisme, car quel besoin aurait-on d’une foi en l’homme ou d’un palliatif fictif, si celui-ci était objectivement et parfaitement aimable ?

Dans L’Homme précaire et la littérature, Malraux affirme : « J’appelle artiste, créateur ou non, tout homme à qui l’art est nécessaire » (Homme précaire et la littérature, 1977,191), ce qu’il faut mettre en regard avec sa fiction, notamment avec le personnage d’Alvéar, qui n’accepte de vendre ses plus grandes toiles qu’à ceux qui lui affirment en avoir besoin. Quand on sait l’importance qu’il accorde à l’art et aux artistes, sans doute cette faction de l’humanité pour qui l’art est une nécessité est-elle la plus estimable, celle qui autorise encore même les plus lucides à croire que l’homme mérite d’être sauvé, celle qui justifie que l’on puisse être – même dans les plus sombres moments de l’Histoire – humaniste. À la part réaliste de l’homme, celle qui peuple le quotidien et est capable du pire, s’oppose alors sa part poétique, artistique, sa part esthétique qui coïncide ici avec sa part éthique. C’est en tout cas ainsi que Pérez comprend « la bonne moitié » selon le titre de la pièce de Gary tirée du Grand Vestiaire : « La mauvaise moitié de l’humanité n’est pas autre chose que la réalité ; Vanderputte, le rat, les nazis, ne sont qu’une humanité qui ne sait plus créer du mythe en s’opposant à la violence du réel » (Pérez, 2009, 52). Une part réaliste à laquelle s’oppose dès lors la « part Rimbaud », avec ce que le nom du poète apporte, non d’humanisme – loin s’en faut –, mais en tout cas d’art comme valeur absolue. Le besoin d’art, qui rend l’humanisme possible, n’est-ce pas alors l’un des éléments de cette bonne moitié de l’homme, celle qui s’épanouit plus facilement dans les livres que dans le climat délétère du XXe siècle ? Profondément irrationnel, par nature non réaliste –au sens où il ne sera jamais qu’une interprétation du réel – l’art n’est-il pas le seul, finalement à pouvoir proposer à l’homme une image enfin acceptable de sa propre condition ?

L’art permet également d’assurer à l’humanisme une certaine permanence qu’il ne possède pas en soi. La fraternité, l’amour, la dignité d’être un homme sont des notions particulièrement fragiles, et, au moment où écrivent nos auteurs, cela vient encore d’être démontré par la réalité. Le refuge que l’art, y compris le roman, permet d’offrir à ces valeurs et à la philosophie ou à la foi humaniste qui les a mises en son centre, leur permet d’échapper à la contingence, d’avoir une existence et une survie supérieure ou au moins, autre. Cette existence particulière de l’art, Malraux l’évoque à propos des bibliothèques : « Certes, toutes les bibliothèques deviendront poussière ; mais pendant des siècles, un monde aura échappé à la dépendance, par l’admiration qu’il inspire, la survie qu’il possède, une existence ambiguë qui n’est ni celle des objets, ni celle des créatures » (Homme précaire et la littérature, 1977, 261). Il n’est peut-être pas éternel, mais il a une durée de vie qui excède celle des hommes, et les valeurs qu’il porte peuvent survivre à son créateur. Gary ne dit pas autre chose si l’on accepte de considérer que le jugement de Dobranski sur son livre vaut pour le roman tout entier.

La vérité c’est qu’il y a des moments dans l’histoire, des moments comme ceux que nous vivons où tout ce qui empêche l’homme de désespérer, tout ce qui lui permet de croire et de continuer à vivre, a besoin d’une cachette, d’un refuge. Ce refuge c’est parfois seulement une chanson, un poème, une musique, un livre. Je voudrais que mon livre soit un de ces refuges, qu’en l’ouvrant, après la guerre, quand tout sera fini, les hommes retrouvent leur bien intact. (Éducation européenne, 1972, 77)

L’humanisme étant une foi particulièrement menacée au XXe siècle, on peut considérer qu’il a besoin de l’art pour survivre. Les voix de l’amour, de la fraternité ou même de la dignité s’étant révélées trop fragiles, seules les voix de l’art semblent une manière d’assurer une certaine permanence aux valeurs humanistes, et peut-être de leur permettre de s’incarner à nouveau dans le réel. L’humanisme, métamorphosé en fiction, pourrait donc, par une nouvelle métamorphose influer de nouveau sur un monde qui en est aujourd’hui dépourvu. Ce qui semblait éthique est devenu esthétique, et pourrait bien alors pousser à une nouvelle éthique. Cette possibilité que l’esthétique inspire l’éthique, on la trouve clairement formulée par Gary dans Pour Sganarelle, et elle se devine en filigrane dans les écrits sur l’art de Malraux. En effet, on perçoit aussi dans leur humanisme l’idée que l’esthétique permet de susciter l’éthique, qu’elle n’est pas un simple ornement de la pensée philosophique ou politique. L’œuvre d’art, en se fondant dans l’« océan de la culture », ou dans le Musée imaginaire, permettrait de régler ou susciter une conduite éthique. Si nos auteurs ne croient pas toujours qu’elle puisse agir seule sur le monde, elle participe néanmoins à une éthique et, en ce qui nous intéresse, à une éthique humaniste. Dans Pour Sganarelle, Gary définit ainsi la culture par son rôle éthique :

La culture c’est le moment où l’œuvre d’art perd son individualité, où elle se met à exister davantage dans les psychismes que dans elle-même, où elle se fond dans une permanence physique collective dans laquelle disparaît son mode d’expression intrinsèque, et où rien ne différencie plus l’art des cavernes de Jean-Sébastien Bach. C’est le moment où l’esthétique se fait éthique, où la beauté, la qualité du chef-d’œuvre commencent à exercer un commandement spécifique et déterminent une conduite, un choix et une action, où elles désignent des valeurs et offrent un critère à la recherche d’une idéologie et d’une société1.(Pour Sganarelle, 1965, 244).

La culture aurait donc bien une influence directe, un « commandement spécifique » sur notre pensée et sur notre éthique. Parce qu’elle est finalement ce qui fait de l’homme un homme, parce qu’elle est le geste par lequel il humanise le monde, il est juste selon Gary, et nous l’étendrons ici à Malraux, de dire que l’esthétique fonde ainsi l’éthique et non le contraire.

L’art est donc un geste humaniste parce qu’il s’oppose au néant et à l’absurde, c’est-à-dire à ce qui déshumanise et nie l’homme. L’humanisme en temps de guerre ne peut se passer d’une part d’invention. L’éthique ne peut se passer d’esthétique. Parce que l’art réinvente l’homme et le monde pour mieux y croire, parce qu’il crée un mythe homme pour pouvoir survivre, parce qu’il est à la fois refuge des valeurs humanistes, consolation et compensation face à un réel qui bafoue l’homme,  parce qu’il est recréation d’un univers à la mesure de l’homme et d’un homme à la hauteur des idéaux humanistes, parce que l’art et la beauté sont à la fois la preuve que l’homme vaut la peine d’être sauvé et le geste par lequel il se sauve, parce qu’il n’y a d’être humain, et donc d’humanisme qu’à partir du moment où il y a art : leur humanisme lie de manière indissoluble esthétique et éthique et mérite sans aucun doute, le qualificatif d’ « humanisme esthétique », repris à Christophe Pérez et qu’il nous semble légitime d’appliquer ici non seulement à Gary mais aussi à Malraux. Alors sans doute peut-on affirmer que leur humanisme ne saurait se passer de l’art, ni se penser et se concevoir sans parler d’art. Et on peut supposer que Gary rejoindrait le Malraux de la préface du Temps du mépris :

On peut aimer que le sens du mot « art » soit tenter de donner conscience à des hommes de la grandeur qu’ils ignorent en eux. (Le Temps du mépris, 1935, 9)

Références :

Boisen, Jorn. 1996. Un picaro métaphysique: Romain Gary et l’art du roman. Odense: Odense university press.

Eliade, Mircea. 1963. Aspects du mythe. Paris: Gallimard.

Gary, Romain. 1965-2003. Pour Sganarelle: recherche d’un personnage et d’un roman. Paris: Gallimard.

Gary, Romain. 2000. Ode à l’homme qui fut la France: et autres textes autour du Général de Gaulle. Paris: Gallimard.

Gary, Romain. 1965-1991. Adieu Gary Cooper. Paris: Gallimard.

Gary, Romain.1972-1988. Éducation européenne. Paris: Gallimard.

Gary, Romain. 1974-1980. La nuit sera calme. Paris: Gallimard.

Malraux, André. 1977-2014. L’homme précaire et la littérature. Paris: Gallimard.

Malraux, André. 2004. Œuvres complètes IV : écrits sur l’art I. Paris: Gallimard.

Malraux, André. 1935-1997. Le temps du mépris. Paris: Gallimard.

Malraux, André. 1948-1997. Les noyers de l’Altenburg. Paris: Gallimard.

Pérez, Christophe. 2009. Romain Gary, la comédie de l’absolu. Paris: Eurédit.

Tannery, Claude. 1985. Malraux l’agnostique absolu: ou la Métamorphose comme loi du monde. Paris: Gallimard.

1 Romain Gary, Pour Sganarelle : recherche d’un personnage et d’un roman, op. cit., p. 244.