Verbum E-ISSN 2538-8746
2018, vol. 9, DOI: http://dx.doi.org/10.15388/Verb.2018.4

Fossiles lexicaux dans des expressions figées

Xavier Blanco

Universitat Autònoma de Barcelona, Département de Philologie Française et Romane. Faculté des Lettres. 08193 Bellaterra (Barcelona). Espagne
Xavier.Blanco@uab.cat
ORCID iD: 0000-0001-8210-3668
Intérêts de recherche : Lexicologie, Lexicographie, Traduction, Philologie Romane

Résumé. Un certain nombre d’unités lexicales du français qui ont disparu de l’usage se conservent, cependant, dans des expressions figées de différents types (locutions ou collocations surtout). Nous les appellerons « fossiles lexicaux ». C’est le cas, par exemple, de fur (dans au fur et à mesure), noise (dans chercher noise) ou coi (dans se tenir coi). Dans certains cas, c’est une acception particulière d’une unité lexicale donnée qui est conservée au sein d’une expression figée (par exemple soupe ‘tranche de pain arrossée de bouillon chaud’ dans trempé comme une soupe), donnant lieu parfois à des remotivations. Dans d’autres cas encore, c’est une forme morphologique (flexionnelle ou dérivationnelle) qui est préservée, par exemple vif dans plus mort que vif ou insu dans l’expression à l’insu de. Nous passerons en revue un certain nombre de ces expressions et nous donnerons des exemples du fonctionnement de ces formes dans des états de langue anciens.

Mots-clés: fossile lexical, fossile sémantique, fossile morphologique, locution, collocation.

Lexical Fossils in Frozen Expressions

Summary. A certain amount of French lexical units that have disappeared survive, nevertheless, in different kinds of frozen expressions (such as idioms or collocations). We call them « lexical fossils ». Some examples could be : fur (in au fur et à mesure), noise (in chercher noise) or coi (in se tenir coi). Sometimes it is a particular sense of a given lexical unit that persists inside a frozen expression (for example, soupe ‘slide of bread soaked in warm broth’ in trempé comme une soupe), giving rise occasionally to remotivations. In some other cases a morphological form (inflectional or derivational) is preserved, for instance vif in plus mort que vif or insu in à l’insu de. We will comment some of these expressions and we will give examples from different periods of French.

Keywords: Lexical Fossil, Semantic Fossil, Morphological Fossil, Idiom, Collocation.

Copyright © 2019 Xavier Blanco Escoda. Published by Vilnius University Press
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Article soumis le 17 janvier 2018, accepté

Xavier Blanco – Xavier Blanco Escoda est professeur de philologie française à l’Université Autonome de Barcelone (Espagne) où il enseigne la lexicologie, la sémantique et la linguistique historique. Il dirige le laboratoire fLexSem (Fonètica, Lexicologia i Semàntica). Il est l’auteur de plusieurs dictionnaires électroniques à large couverture et de nombreuses publications en sciences du langage. Il a été professeur invité aux universités de Franche-Comté, Paris XIII, Louis-et-Maximilien de Munich, Herzen de Saint-Pétersbourg, Pédagogique de Cracovie Lodz et Varsovie.

Introduction

Il est courant d’appliquer une métaphore biologique au lexique et de parler, à la suite de Darmesteter (1887), de la vie des mots ou des mots qui meurent. En filant la métaphore, on parle également de « fossiles » linguistiques pour désigner des formes qui seraient encore présentes, dans des conditions restreintes, par exemple au sein de dialectes, ou intégrées dans des toponymes, etc. Nous nous servirons ici de ce terme imagé pour nous référer à des unités lexicales qui, étant sorties de l’usage, se sont maintenues exclusivement (ou presque exclusivement) dans des locutions ou des collocations. Il s’agirait de « fossiles lexicaux ». Un exemple pourrait être peu ou prou, locution adverbiale au sein de laquelle l’unité lexicale prou a été préservée. Dans certains cas, la forme est encore utilisée, mais non pas dans l’acception contenue dans l’expression figée. Ainsi, par exemple, dans en vertu de, le substantif vertu a le sens de ‘pouvoir agissant, propriété, effet’. Nous parlerons, pour ces cas, de « fossiles sémantiques ». Dans d’autres cas encore, une certaine forme dérivationnelle ou flexionnelle n’est plus usitée en français moderne en dehors d’une expression figée donnée, alors que son radical s’est maintenu dans la langue. Cette forme constitue alors un « fossile morphologique » (par exemple, à l’insu de).

Dans cet article, nous passerons en revue (de façon non systématique) quelques-unes des expressions figées contenant des fossiles en commentant leurs particularités et en offrant des exemples du fonctionnement de ces formes dans des états de langue anciens. Nous nous appuierons de façon intensive sur le Trésor de la Langue Française informatisé (TLFi), le Dictionnaire du Moyen Français (DMF) et le Dictionnaire Historique de la Langue Française (RH), ainsi que sur plusieurs dictionnaires d’ancien français. Nous aurons recours également à la Base de Français Médiéval (BFM). Les exemples extraits des sources mentionnées seront identifiés en suivant les conventions bibliographiques de la source en question.

1. Fossiles lexicaux : formes disparues de l’usage

Commençons par quelques locutions adverbiales bien connues :

- Au fur et à mesure. Cette locution adverbiale véhicule l’idée de simultanéité ou de succession proportionnelle dans le temps. Fur correspond à la forme fuer ou feur, issue du latin classique forum ‘place publique, marché’, d’où ‘opérations qui se font au marché’. En latin médiéval, elle prend le sens de ‘prix, montant, cours, valeur’. En moyen français, cette forme a aussi le sens de ‘mesure, proportion’ :

(1) vendre vin en le dicte ville sans afforer, et par ce le vent à tel feur que il li plaist et plus hault que nul aultre de la ville (Hist. dr. munic. E., t.2, 1368, 121)

(2) Einsi Amour Croist en mon cuer au fuer de ma dolour (MACH., J. R. Beh., c.1340, 86)

(3) Lonc temps dura celle prison, mais au feur que leur aage croisçoit embrasoit en eulx l’amoureuse estincelle, qui pour leur longue absence point n’estaignoit. (CHR. PIZ., Ep. Othea L., c.1400-1401, 207)

Les deux sens (celui de fur et celui de mesure) se recouvrent ainsi partiellement, donnant lieu à une expression pléonastique. Pierre Guiraud (1986, p. 25) a bien montré l’importance de la tautologie pour l’explication de nombreux mots composés et locutions. Le premier élément est renforcé par un deuxième qui reprend son sens, spécialement quand le sens du premier terme commence à devenir obscur. D’autres locutions avec fur sont observées dans des textes du XXe s. (au fur de, au fur que), mais elles sont fortement archaïsantes.

- Dans son for intérieur. For a ici le sens de ‘conscience’. Nous retrouvons (Cf. ci-dessus au fur et à mesure) le latin forum ‘place publique, marché’, mais cette fois-ci à travers un emprunt à l’ancien gascon for (avec le sens de ‘loi, coutume, privilège’, cf. aussi l’espagnol fuero et en su fuero interno). Faisons remarquer que, en droit canonique, for correspond au pouvoir que l'Église exerce sur les choses spirituelles :

(4) et toutes les choses dessus dictes soient regardanz le divinal office de saincte mere eglise, et pour ce ne se povoient ne devoient traicter en feur seculier, se non en feur d’eglise (Doc. Poitou G., t.5, 1381, 154)

- À bon escient. Cette locution signifie ‘avec discernement et à propos’ (on trouve également, quoique beaucoup plus rarement, à mauvais escient). La locution adverbiale À mon (ton, son...) escient signifie ‘sciemment, en connaissance de cause’. La forme est empruntée au latin classique sciente, présent dans l’ablatif absolu me sciente (de scire ‘savoir’), en latin médiéval meo (tuo, suo...) sciente. D’abord, il apparaît sans préposition, ensuite précédé de à et, parfois, de de : ca 1100 mon escient (Roland, éd. J. Bédier, 524) ; ca 1150 à bon escient (FEW t. 11, p. 306a) ; ca 1200 de bon escient (JEAN BODEL, La Chanson des Saxons, éd. Menzel et E. Stengel, 463).

Escient avait le sens de ‘connaissance, sagesse’ (Cf. exemple 4) et de ‘entendement, conscience’ (Cf. exemple 5) :

(5) Alixandres fu preus et de grant escient (Roman d’Alexandre, BFM)

(6) Li per en jugeront selon leur essient (Renaut Mont. B.N. V., c.1350-1400, 210)

En bon escient signifiait ‘en bonne conscience’ :

(7) Il est mort en bon essient Et desia est en sepulture (Myst. st Martin K., a.1500, 185)

On pouvait employer Enscient ‘en connaissance de cause’ avec différentes variantes :

(8) Un vrai noble homme, qui autant doit aimer son honneur comme un roy, pour tous les rois de la terre, ne pour couronne porter luy-mesme, ne se doit souiller en scient (CHASTELL., Chron. K., t.5, c.1456-1471, 168)

On se servait également de la locution À escient ‘en connaissance de cause’ et on trouve des occurrences de À mon (ton, son...) escient :

(9) Mais il samble que nature ait ainsi fait a encient et ainsi comme de bonne science en leur ostant ou non-donnant toutes choses par quoy elles peussent soy mouvoir et proceder par soy (ORESME, C.M., c.1377, 452)

(10) car je sçay que a vostre essient ne le [mentir] vouldriez faire (JUV. URS., Verba, 1452, 217)

À escient ou À bon escient avaient aussi le sens de ‘sérieusement, pour de bon’ :

(11) Et est quant l’en parle a escient et senz esbatement. (ORESME, E.A.C., c.1370, 272)

(12) Quand elle vit qu’il vouloit besoigner a bon escient, elle commence de crier tant qu'elle peut (C.N.N., c.1456-1467, 325)

- Peu ou prou. Prou, qui dans cette expression signifie ‘beaucoup’, provient du latin vulgaire prode (‘profit’). Nous le trouvons dans la Chanson de Roland avec le sens ‘beaucoup, bien’ :

(13) Ki tant ne set ne l’ad prod entendut (Roland, éd. J. Bédier, v. 2098)

- Sans coup férir (‘sans avoir à frapper, à combattre ; sans rencontrer de résistance’). Nous avons comme archaïsmes, d’une part, le verbe support férir et, d’autre part, la position de l’objet direct, qui précède le verbe au lieu de le suivre. Le verbe prédicatif férir se trouve déjà dans la 2e moitié du Xe s. avec le sens de ‘frapper’ :

(14) lai s’aprosmat que lui firid (Vie de Saint Léger, éd. J. Linskill, p. 232)

Comme support de coup, et sous une forme déjà semblable à celle de notre locution moderne, il est attesté dès le premier quart du XIIIe s. sans cop ferir (Lancelot, éd. H. O. Sommer, II, p. 356). Il apparaît comme support approprié de coup (faisons remarquer que les verbes supports appropriés sont nettement plus rares en ancien français qu’en français moderne) :

(15) En l’escu Tholomé feri le caup premier (Le Roman d’Alexandre, éd. L. Harf-Lancner, p. 658)

(16) Maint caup i ot fer et de lance et d’espee (Le Roman d’Alexandre, éd. L. Harf-Lancner, p. 662)

(17) Il le feri a plainne targe un si grant cop (...) que il le bouta jus (FROISS., Chron. D., p.1400, 387)

Dans cet emploi, férir alterne avec le support général donner :

(18) Je li donrai tel caup de m’espee trenchant (Le Roman d’Alexandre, éd. L. Harf-Lancner, p. 666)

Le verbe support férir s’applique également à des hyponymes de coup (p. ex. horion) :

(19) A ces mos il traïst un grant baselaire que il portoit, et lasque et fiert che Tieullier un tel horion parmi la teste que il l’abat as piés de son cheval (FROISS., Chron. R., X, c.1375-1400, 120)

En français moyen, on trouve des occurrences de ferir comme verbe support approprié aux maladies, par extension on disait aussi feru de l’amour de qqn :

(20) son pacient, feru d’une goute colique es os et es nerfs engendree d’une chaude et rouge cole ardant (MÉZIÈRES, Songe vieil pèl. C., t.2, c.1386-1389, 398)

(21) Gallans, allez sans plus attendre, Ceste pucelle la me prendre ! Je suis feru de l’amour d’elle. (Myst. Viel test. R., t.2, c.1450, 268)

Il est à remarquer que le participe passé de férir est aujourd’hui d’emploi courant dans la locution être féru de qqn ou de qqc. ‘être pris d'un vif intérêt pour quelqu'un ou quelque chose’.

Nous avons considéré ci-dessus plusieurs locutions adverbiales, examinons maintenant quelques locutions verbales :

- Battre sa coulpe a le sens figuré de ‘reconnaître une faute, manifester son repentir’. Coulpe est attesté dès le IXe s. : 881 colpe ‘faute’ (Ste Eulalie, 20 dans HENRY Chrestomathie, p. 3) ; ca 1100 culpe (Roland, éd. J. Bédier, 1173) ; ca 1460 coulpe (Cent Nouvelles nouvelles, éd. Sweetser, 4, 102, p. 51). Nous avons également des attestations très anciennes de battre sa coulpe (dans le sens religieux, ‘se reconnaître coupable en disant mea culpa et en se battant la poitrine’) : ca 1150 batre culpe (WACE, Vie de Saint Nicolas, 898). La locution conserve l’acception ‘péché’, mais coulpe pouvait signifier aussi ‘faute’ en dehors du contexte religieux :

(22) se coulpe y a a l’ame, Dieu lui pardonne doulcement ! (VILLON, Test. R.H., 1461-1462, 87)

(23) Ce n’est pas leur coulpe que le chastel n’est rendu, et ce seroit grant pitié se vous les faisiez mourir. (FROISS., Chron. M., XII, c.1375-1400, 37)

- Faire bonne chère signifie ‘bien manger, se régaler’. Il s’agit d’une extension sémantique de chère, qui signifiait ‘visage, face’ et, en particulier, le visage comme expression d’un sentiment ou d’une disposition psychique :

(24) si pensent lués qu’il est chevaliers erranz, si le font desarmer et le reçoivent a mout bele chiere (Queste del saint Graal, édité par Christiane Marchello-Nizia et Alexei Lavrentiev, col. 179a, I. 24, BMF)

Par métonymie, chère prend le sens de ‘accueil’ (1165-70 chiere ‘accueil’, CHR. DE TROYES, Erec et Enide, éd. M. Roques, 5540) et de ‘ce qui sert à faire bon accueil à qqn’, notamment en matière de nourriture. Après 1282, on trouve chiere avec le sens de ‘repas’ (ADAM DE LA HALLE, Robin et Marion, 727 dans RENSON t. 1, p. 122). Avec le sens lié à la nourriture, nous avons des expressions comme faire bonne chère (et grand feu) (et vie joyeuse) (Isopet I, XII, 52 dans RENSON t. 1, p. 123), faire chère lie (La Fontaine, Fabl. III, 17) ou aimer la bonne chère. Par extension, faire bonne chère à qqn signifie ‘faire bon accueil à qqn’.

- Rester coi. La forme coi ‘tranquille et silencieux’ (lat. quietus) n’est utilisée qu’accompagnée d’un verbe support continuatif, comme rester, se tenir ou demeurer. Dans l’exemple suivant, nous sentons encore demeurer comme prédicatif (‘séjourna’) :

(25) Li rois demora tous quois en l’abbeye Saint Bernard, jusques apriès le journée. (FROISS., Chron. L., I, c.1375-1400, 141)

Progressivement, le verbe demeurer se désémantise et le sens ‘silencieux’ de coi domine dans des contextes comme :

(26) Mais je ne fu oncques vanteur : J’ayme plus tost coy demourer (CHART., B. Dame, 1424, 357)

Le fait que cette forme puisse rester invariable (Elle est restée coi à côté de Elle est restée coite) met en relief le caractère de plus en plus figé de la suite. L’ancien féminin coie a disparu au XVIIIe s. supplanté par coite d’après le modèle de droit, droite ou étroit, étroite. Toute une série d’expressions avec coi semblent également avoir disparu de l’usage actuel : laisser qqn (tout) coi ; Tout coi ! (‘Du calme !’) ; attendre qqn de pied coi ; se taire coi ; il fait coi (‘le silence règne’) ; mener coie noise (‘ne pas faire de bruit’) (Cf. ci-dessus chercher noise) ; maintien coi ; s’arrester coi ; gesir coi ; au coi (‘à l’abri’).

- Chercher noise. Noise avait le sens de ‘dispute bruyante, querelle’ par métonymie à partir de ‘bruit, tapage, tumulte, vacarme’:

(27) Et li mordans, pour ce qu’il poise, Sert d’abaissier tençon et noise, Si que jusqu’a ses piez li bat. (MACH., J. R. Nav., 1349, 278)

(28) Et en tous lieux fuiez noise et tenson (DESCH., Oeuvres Q., t.2, c.1370-1407, 113)

Chercher noise est donc l’équivalent de ‘chercher querelle’, à ceci près que la forme noise n’a survécu que dans cette expression et dans l’expression dérivée chercheur de noise.

- Laisser choir qqn qui signifie ‘ne plus s’intéresser à quelqu’un, l’abandonner’ contient le verbe choir qui est rare même si, comme le fait remarquer le TLFi (s.v. choir), on le retrouve encore conjugué chez certains auteurs du XXe s. : ind. prés., 3e pers. du sing. Colette (La Maison de Claudine, 1922, p. 275), Giraudoux (Judith, 1931, p. 132) ; 3e pers. du plur. dans Rimbaud (Poésies, Le Bateau ivre, 1871, p. 130), Verhaeren (La Multiple splendeur, 1906, p. 103), Colette (La Maison de Claudine, 1922, p. 74) ; ind. fut. simple à la 3e pers. du sing. cherra dans Apollinaire (Alcools, 1913, p. 94) et choira dans Saint-Exupéry (Citadelle, 1944, p. 576); passé simple, 3e pers. du sing. dans Queneau (Loin de Rueil, 1944, p. 9); passé composé, 3e pers. du sing. dans Balzac (Œuvres div., t. 2, 1850, p. 124), etc.

En moyen français nous trouvons un emploi de choir comme verbe support approprié (choir malade ‘tomber malade’ et aussi choir en maladie) :

(29) monseigneur l’evesque de Paris cheut malade d’une maladie, de laquelle ce mesme jour il ala de vie à trespas (ROYE, Chron. scand., I, 1460-1483, 264)

(30) c'est peril de cheoir en ydropisie ou en ptisique ou en manie. (SAINT-GILLE, A.Y., 1362-1365, 91)

Pour conclure cette section, après ces quelques locutions adverbiales et verbales, nous traiterons encore comme exemples une locution nominale et une locution adjectivale :

- Couvre-chef. Dans cette locution nominale, chef signifie ‘tête’[1]. Nous trouvons cette locution sous diverses formes :

(31) Item, XXXII coeuvrechefs de nuyt. Item, deux orilliers de lit à parer, tout autour à bestes et à fueillaiges (Invent. mobilier Ch. V, L., 1380, 350)

(32) elle se vouloit couschier et estoit despoullee en sa cotte simple qui estoit de satin noir et avoit ja son couvre chief de nuyt (Cleriadus Z., c.1440-1444, 294)

On disait aussi en chef ; à nu chef ; chef descouvert (‘tête nue’). Mais chef pouvait très bien fonctionner de façon isolée avec le sens de ‘tête’ :

(33) Les vens de midy grefvent l’oye, font les yeulx calligineux, griefvent le chief, font les hommes perecheux, dissolvent les humeurs (SAINT-GILLE, A.Y., 1362-1365, 66)

(34) puis lui furent coppez les membres et son chief et iceulx estre pourboluz et mis aux quantons du chastel de Winsorde (SIMON DE PHARES, Astrol., c.1494-1498, f° 150 r°)

Et, par métonymie, avec le sens de ‘coiffure’ :

(35) Celle jenne pucelle estoit levee (...) et tenoit en sa main ung miroir pour mettre son chief a point. (Percef. III, R., t.1, c.1450 [c.1340], 93)

- De bon aloi. Alloi faisait référence à l’alliage, au titre légal d’une monnaie d’or ou d’argent :

(36) Tierchement il voloient que li rois de France fesist là forgier florins et monnoie d’otel pris et aloy, sans nulle exception, que on forgoit à Paris. (FROISS., Chron. R., VIII, c.1375-1400, 82)

De bon aloi comme locution adjectivale est datée de ca. 1268 : de boin aloy ‘alliage, titre légal de l'alliage’. On disait aussi de bas aloi :

(37) Et se tu fais forgier monnoie, pour Dieu, fai la tele qu’on oie Dire qu’elle est de bon aloy. (MACH., C. ami, 1357, 136)

(38) des monnoyes d’or et d’argent estranges d’autre coing que des nostres, estans de bas et mauvais aloy, feoibles de prix (Lettres Ch. VIII, P., t.3, 1493, 346)

Aloy pouvait aussi signifier ‘(monnaie) d'alliage’ (par opposition à la monnaie d'or ou d'argent) :

(39) Chantres chantans a plaisances, sans loy, Galans, rians, plaisans en faiz et diz, Coureux alans francs de faulx or, d’aloy (VILLON, Poèmes variés R.H., c.1456-1463, 68)

Le sens ‘alliage’ disparaît progressivement depuis le XVIIe s. À l’heure actuelle, aloi s’emploie presque exclusivement au sens figuré ‘de bonne qualité’ dans l’expression de bon aloi (ou, plus rarement, de mauvais aloi). Il est à noter que le sens figuré se trouvait déjà en moyen français, où l’on disait aussi :

(40) De faux aloi, de petit aloi, de put aloi s’ilz [les prêtres] sont de petit aloy, Ne doubtez, que Dieu congnoit tout (DESCH., M.M., c.1385-1403, 160)

2. Fossiles sémantiques

Nous avons vu ci-dessus des expressions figées qui contenaient une unité lexicale disparue de l’usage (ou devenue rare), aussi bien du point de vue de la forme que du sens, en dehors desdites expressions. Dans bien d’autres cas, une expression figée abrite une forme qui s’utilise toujours, mais non plus dans le sens qu’elle présente à l’intérieur de l’expression. Considérons quelques exemples :

- Trempé (ou mouillé) comme une soupe ou comme des soupessoupe correspond à ‘tranche de pain arrosée de bouillon chaud ou parfois de lait, de vin’ :

(41) On servait des tasses de vin et les convives y trempaient des tranches de pain, qu’on appelait des soupes (FRANCE, J. d'Arc, t. 1, 1908, p. 404)

Il s’agit d’une forme qui provient du germanique occidental *suppa (‘tranche de pain sur laquelle on verse le bouillon’). De même, tremper la soupe signifie ‘verser le liquide sur les tranches de pain ; mettre les tranches de pain dans le liquide quelques minutes avant de servir’. Certains adverbes composés aujourd’hui désuets prenaient appui sur cette même acception de soupe : boire comme des soupes, ivre comme une soupe (Cf. soupe au vin : ‘pain coupé en tranches et trempé dans du vin’).

- À l’article de la mortarticle correspond à ‘partie du temps, moment (de la vie)’. Article signifiait ‘moment, phase décisive’ :

(42) ilz trouveront tant de hayes, de passaiges, de chemins, par quoy il fault que les premiers soient les derreniers. Et chascun craint cest article, soit petite compaignie, soit grosse. Il fait perilleux marcher devant ses ennemiz. (BUEIL, I, 1461-1466, 199)

À partir de ce sens, on avait à l’article de DÉT mort, le déterminant étant encore assez libre : la, ta, sa, cette… :

(43) Tu pourras porter ta croix apprès moy et m’ensuivir [Jésus-Christ] jusques a l’article de ta mort (ALECIS, Dial. crucif. pèler. P.P., 1486, 113)

(44) A l’article de celle mort jugié seras selon tes operacions, soyent bonnes ou mauvaisez (CRAP., Cur Deus, De arrha B.H., c.1450-1460, 287)

On trouvait également des locutions comme estre constitué en l’article de la mort ‘se trouver à l’agonie’ ou passer les articles de la mort ‘trépasser’.

- En vertu de. Cette locution adverbiale signifie ‘en raison de, conformément au pouvoir de’. Nous trouvons attestée en vertu de dès 1659 (DUEZ, Dict. ital. e françois). Dans cette locution vertu a conservé le sens de ‘pouvoir agissant, propriété, effet’ :

(45) Des bonnes pieres ki i sont et des vertus qu’elles ont (1270 PHILIPPE DE BEAUMANOIR, Manekine, 2238 dans Œuvres, éd. H. Suchier, t. 1, p. 71)

(46) Et les ellemens ont vertu active et passive. (ORESME, C.M., c.1377, 124)

(47) Et l’autre perre fut de telle vertu qu'elle disolvoit et desclouoit ce que la premiere povoit clouer et fermer et soulder. (SIMON DE PHARES, Astrol., c.1494-1498, f° 34 r°)

On trouve aussi vertu de suivi d’un verbe à l’infinitif avec le sens ‘pouvoir de’ :

(48) et n’est pas le ciel chaut formeement mais seulement en vertu aussi comme le vin ne samble pas chaut a touchier et si a vertu de eschaufer. (ORESME, C.M., c.1377, 440)

Et aussi par vertu de (‘par le pouvoir, par l’effet de’) :

(49) Ses Scribes hëent ce Jhesus, Edit on fait que s’il est homme Qui Crist ou prophette le nomme, Il est, par vertu de l'edict, De la sinaguogue mauldit, privé et excommenïé. (Myst. Pass. Troyes B., a.1482, 458)

- Il n’y a pas péril en la demeure. Actuellement le sens le plus usuel de demeure est ‘fait de demeurer, de rester dans un lieu ; séjour’, mais dans cette locution le sens de demeure est ‘fait de tarder à faire quelque chose, retard’. Cette locution présentait des formes diverses : peril est en la demeure ; peril a en la demeure ; perilleuse est la demeure, etc. :

(50) Sathan, pense de cheminer Et de nostre cause affiner - Peril nous est en la demeure - Et vous presentez avant l'eure. (Myst. Adv. N.D. R., c.1360-1365, 57)

(51) C'est sy bien dit qu’on ne puet miex ; Mais perillieuse est la demeure. Sy nous alons armer en l’eure, Avant qu’il assemble point d'ost. (Mart. st Pierre st Paul R., c.1430-1440, 154)

Demeure présentait le même sens (‘retard’, ‘délai’) dans d’autres locutions comme sans (longue) demeure ou sans faire demeure.

La présence d’un de ces « fossiles sémantiques » peut entraîner une remotivation. Parfois, la remotivation au sein d’une locution a lieu même quand le sens originaire d’une forme donnée subsiste dans l’usage. Par exemple, dans joli à croquer, croquer correspond à ‘dessiner rapidement, prendre sur le vif en quelques coups de crayon ou de pinceau’. Quelqu’un qui serait joli ou mignon à croquer serait, donc, quelqu’un dont on aurait envie de prendre un croquis. Rien n’empêche, par conséquent, de l’appliquer à des locatifs :

(52) Des collines, des sites de chromo retouchés de donjons romantiques et de cottages à croquer (LAFORGUE, Moral. légend., 1887, p. 77)

Cependant, la remotivation à partir du sens ‘manger avec appétit, dévorer’ explique que la collocation se soit cantonnée à un usage avec des sujets humains.

Dans l’adverbe composé franc comme l’or, franc est réinterprété comme ‘qui dit librement ce qui est, qui est sincère’ (comme dans parler franc, en franc langage). Étymologiquement, il s’agit, en fait, d’un autre sens (cf. s.v. franc B. DMF Idée de qualité naturelle, et, p. ext., de conformité à l’attente : ‘pur’ pour l’or), ce qui explique aussi la séquence franc comme l’osier (parce que les tiges d’osier sont dépourvues de nœuds). Franc, appliqué aux plantes, signifie ‘naturel, véritable, qui possède toutes les qualités naturelles’ :

(53) Franche aube espine et esglentiers ; Groselier aussi y estoient Qui bien et bel y afferoient. (MACH., D. Aler., a.1349, 392)

Les deux expressions sont dans le TLFi : Être franc comme l’or. [P. réf. à la pureté de l’or] Même sens. Franc comme l’or, loyal comme son épée (...) [il] se targuait d’une farouche indépendance (FRANCE, Île ping., 1908, p. 226). Être franc comme l’osier (vieilli). [P. réf. à l’osier qui ne présente pas de nœuds] Être sans détour, d’une sincérité à toute épreuve. Il a le cœur chaud et des sentiments d’honneur : c’est franc comme l’osier et sage comme un Enfant-Jésus, enfin le roi des hommes (BALZAC, C. Birotteau, 1837, p. 41).

3. Fossiles morphologiques

Dans certains cas, une locution conserve une forme morphologique ou une variante qui n’est plus en usage :

- À vau qui subsiste dans aller à vau-l’eau et dans à vau-le-feu, à vau l'ombre, à vau-de-route. Il s’agit d’une variante de à val, aval et de eau :

(54) Et ne furent un grant temps que festes, solas et esbatemens avaut Londres (FROISS., Chron. D., p.1400, 94)

À vau l’eau (‘en suivant le cours de l’eau’) se trouve dans Rabelais et dans Montaigne (RABELAIS, Le Quart Livre, XVIII, éd. R. Marichal, p. 105 : Notre trinquet est avau l’eau) ; 2. 1580 fig. (MONTAIGNE, Essais, II, 12, éd. P. Villey et V.-L. Saulnier, p. 599 : la science du monde s’en va nécessairement à vau-l’eau). Cette locution adverbiale connaît aujourd’hui un emploi figuré : ‘aller à sa perte, aller sans contrôle’.

Précisons toutefois que aval n’est pas une variante moderne de à vau. On la trouve déjà dans Roland, éd. Bédier, 2235 : Guardet aval e si guardet amunt.

- Plus mort que vif. Vif survit pour vivant dans des locutions comme plus mort que vif, entre vifs (donation) : par donnacion entre vifz (Trés. Reth. L., t.3, 1490, 598) ; le mort saisit le vif (‘quand un homme meurt, son héritier est immédiatement investi de ses biens’) ou encore dans prendre, capturer mort ou vif. En dehors de cette locution, on dirait plutôt mort ou vivant, mais dans les anciens états de langue, nous trouvons mort ou vif dans différents contextes :

(55) Ne savoie, Quant fui pris, Se j’estoie Mors ou vis ; N’entendoie Gieu ne ris, Eins sambloie Homs ravis (MACH., Lays, 1377, 426)

(56) il convenoit qu'il fust pendu au gibet mort ou vif (CHASTELL., Chron. IV, D., c.1461-1472, 325)

- À tâtons. ‘Avec prudence et en hésitant’. Il s’agit d’un substantif déverbal de tâtonner. À partir du XVIIe s. on trouve plutôt -ons dans les locutions comportant l’idée d'une réitération : à reculons, à tâtons (v. LITTRÉ, s.v. reculons) ; plutôt -on dans celles exprimant un état (FUR. 1690, Ac. dep. 1694: à califourchon ; cf. aussi à foison). 1176-81 a tastons ‘en tâtonnant dans l'obscurité ou en aveugle’ (CHRÉTIEN DE TROYES, Chevalier Lion, éd. M. Roques, 1142) ; b) 1580 à tastons ‘en tâtonnant, faute de connaissances nécessaires, faute d'une méthode certaine’ (MONTAIGNE, Essais, I, 26, éd. P. Villey et V.-L. Saulnier, t. 1, p. 146).

- Prendre la poudre d’escampette. Le diminutif escampette (non attesté avant le XVIIe s.) qui s’utilise uniquement dans cette locution, dérive de escampe ‘fuite’, déverbal de escamper qui, à son tour, dérive de camper.

Certains participes présents formés à partir de substantifs ne se trouvent plus que dans des expressions figées : faire semblant, d’un seul tenant, les tenants et les aboutissants, n’avoir pas un sou vaillant, à l’avenant, au plus offrant...

- Faire semblant de. Semblant voulait dire ‘apparence extérieure, physionomie, visage’[2] :

(57) Mais j’en fui près de morir, certes ; Car de samblant et de maniere, De cuer, de regart et de chiere Qu'amis doit recevoir d'amie, Me fu vis qu’elle estoit changie (MACH., R. Fort., c.1341, 152)

(58) Car ell’est belle a droit de corps et de semblans (Tristan Nant. S., c.1350, 336)

Actuellement, semblant s’emploie surtout dans la locution citée (faire semblant de), dans faux-semblant ou dans la construction un semblant de N. D’autres locutions avec semblant (faire beau semblant, par semblant, de semblant et de bouche, beau semblant...), ne se sont pas maintenues ou sont rares.

- D’un seul tenant a, dans la langue actuelle, le sens ‘qui forme avec une ou plusieurs autres surfaces un espace continu’) :

(59) Tout immense que fût son domaine, elle ne possédait point des biens d’un seul tenant ! On lui gâchait son parc, à cette princesse ! (QUEFFÉLEC, Recteur, 1944, p. 67)

Anciennement, tenant avait, entre autres, le sens de ‘celui qui tient un fief d'un seigneur, vassal’ :

(60) Et prie, vueil et commande à tous mes tenans et subgets qu’ilz seellent avecques moy ceste ahiretance, biau filz de Foeis, que je vous donne (FROISS., Chron. M., XII, c.1375-1400, 74)

ou celui de ‘ce qui forme un ensemble qui se tient, ce qui est contigu, attenant, dépendances’ :

(61) la forte maison des Hermoises, les fosséz et les jardins, et tout le tenant et pourpris devant et derriere (Trés. Reth. S.L., t.2, 1378, 241)

- En un tenant pouvait avoir un sens temporel ou locatif :

(62) La demoura Huon .I. an en ung tenant (Hugues Capet Lab., c.1358, 85) ; Quant furent assamblé le gent en ung tenant... (Hugues Capet Lab., c.1358, 114)

- Les tenants et les aboutissants s’emploie pour faire référence à tout ce qui se rapporte étroitement à quelque chose ou à quelqu’un, notamment l’environnement d'une situation, la signification d'une affaire. C’est une expression d’origine juridique, les aboutissants d’un fonds sont les fonds adjacents à ses petits côtés, par opposition aux tenants, qui sont les fonds adjacents à ses grands côtés.

- N’avoir pas un sou vaillant veut dire ‘être totalement démuni’ parce que l’on n’a ni la valeur d’un sou. Vaillant avait le sens de ‘qui a de la valeur, qui est de valeur’ :

(63) Et contient en soy deux parcelles, Bien notables, vaillans et belles (LA HAYE, P. peste, 1426, 71)

On employait avoir vaillant (telle somme) dans le sens de ‘avoir en sa possession, avoir à sa disposition la valeur de (telle somme)’. Et aussi n’avoir pas vaillant :

(64) au temps que ledit Thevenin fu emprisonné en la ville de Troyes, et à la requeste d’iceulx escoliers, ilz avoient bien vaillant en or comptant cinquante frans, que portoit sur lui ledit prisonnier (Reg. crim. Chât., II, 1389-1392, 145)

(65) Ce jour, monseigneur l’evesque de Paris a requiz en la Court, que comme (...) il [ledit prisonnier] n’ait pas vaillant XL solz, qu’il soit deschargez de la garde dudit prisonnier (BAYE, I, 1400-1410, 185)

- À l’insu de ou À mon (ton, son...) insu (‘sans qu’on le sache, sans que l’on s’en rende compte’). Insu est utilisé au début du XVIe s. comme adjectif (avec le sens de ‘ inconnu’) (FOSSETIER, Cron. marg., ms. Brux. 10511, V, III, 2 dans GDF.), ensuite comme substantif et, en 1606, on le trouve dans la locution a mon insceu (NICOT) comme dérivé de su, part. passé de savoir. Faisons remarquer, cependant, que su pouvait fonctionner comme substantif bien avant dans la locution sans le su de qqn. :

(66) Adonc la dame, qui sera toute pourveue de sa response, et qui toutevoies parlera a lui sans le sceu de sa dame et le moins d’autre gent qu'elle porra, lui respondra sans nul effroy (CHR. PIZ., Trois vertus W.H., c.1405, 99)

Nous trouvons également des locutions au sein desquelles, le mécanisme de la remotivation aidant, une forme a subi une déformation importante jusqu’à arriver à se confondre avec une autre unité lexicale. Considérons quelques exemples :

- Fier comme un pou. À différence de laid comme un pou, où pou se réfère à l’insecte, dans fier comme un pou, la forme pou correspondrait en fait à poul(x) ‘coq’ (Cf. fier comme un paon).

- Il y a belle lurette, où lurette est une déformation de heurette, forme attestée en ancien français dès 1119 (hurete PHILIPPE DE THAON, Comput, 2069). Cf. il y a belle heurette (A. THEURIET, Rev. des Deux Mondes, 1er nov. 1875, p. 96 dans LITTRÉ Suppl., s.v. heurette.

- Amis comme cochons (‘très liés’). Parfois, on trouve aussi camarades ou copains comme cochons. On peut expliquer cette expression par une déformation de soçon (‘compagnon’), comme signale le DMF : K. Baldinger, R. Ling. rom. 37, 1973, 262 : « dans l’expression camarades, amis comme cochons (...), cochon n’est que l’héritier du mot sochon ». Cf. G. Roques, R. Ling. rom., 67, 2003, 290, pour l’aspect régional.

Finalement, signalons qu’il y a aussi des locutions qui présentent des anomalies (du moins en apparence) comme :

- De guerre lasse, où l’on pourrait penser que las devrait s’accorder avec le sujet de la phrase (quelque’un est las ou lasse de la guerre). Littré (s.v. guerre) considère que lasse s’applique bel et bien à guerre, et que la locution représente une figure hardie où la lassitude est transportée de la personne à la guerre. Guiraud (1962, p. 31) propose comme origine de ce « tour curieux » un possible ablatif absolu latin : bello lasso.

Conclusion

Nous avons passé en revue une série d’expressions figées (locutions et collocations) qui conservent des formes et/ou des sens sortis de l’usage en dehors de ces contextes précis. Signalons aussi que, bien que nous n’ayons pas abordé ces aspects, certaines expressions ont conservé également des archaïsmes syntaxiques (par exemple, l’antéposition de l’objet direct au verbe, comme dans sans bourse délier, sans mot dire ou, comme nous avons vu ci-dessus, sans coup férir) ou prosodiques, comme le ce tonique dans sur ce.

Nous avons parlé de « fossiles » en suivant un usage qui procède des études diatopiques. Bien entendu, la métaphore biologique a ses limites. Ces « fossiles » peuvent revivre. En effet, une unité lexicale peut se substituer progressivement à une autre, puis tomber en désuétude et réapparaître ensuite à la faveur d’un contexte particulier. C’est le cas, par exemple, de vaisseau qui, par analogie avec son sens de ‘récipient’, remplace progressivement nef dans le sens de ‘moyen de transport’ à partir du XIIe s. (vaisseau de mer, vaisseau de guerre) et est remplacé, à son tour, par navire pour réapparaître, dans la deuxième moitié du XXe s. dans vaisseau spatial (après avoir été utilisé dans des combinaisons qui n’ont pas survécu : vaisseau aérien).

Il serait à signaler que, quand nous parlons de fossiles, nous ne faisons pas référence à des unités qui seraient sorties de l’usage parce qu’elles désignent des faits ou des entités qui ont disparu. Ce sont des « archaïsmes de civilisation » (Klinkenberg, 1970), « archaïsmes historiques » (Grévisse, 2008, p. 154) ou « archaïsmes techniques » (Zumthor, 1967, p. 16). Ainsi, la locution avoir maille à partir avec quelqu’un contient bien un fossile, qui est partir, puisque partir présente dans cette locution le sens ‘partager’, qui n’est plus en usage. Par contre maille (du latin médiéval medalia < *medialia < *medialis ‘qui se trouve au milieu’, différent de maille ‘boucle’ ou ‘anneau d’une chaîne’, qui provient du latin macula, ‘tache’) ne serait pas un fossile lexical, mais un terme historique qui désigne une monnaie de faible valeur, valant un demi-denier sous les Capétiens, et qui peut parfaitement trouver sa place dans un texte historique ou numismatique.

Bibliographie

DARMESTETER, A., 1887. La vie des mots. Paris : Ch. Delagrave.

GRÉVISSE, M. ; GOOSSE, A., 2008. Le bon usage. Bruxelles : De Boeck / Duculot.

GUIRAUD, P.,1962. Les locutions françaises. Paris : Presses Universitaires de France.

GUIRAUD, P., 1986. Structures étymologiques du lexique français. Paris : Payot.

KLINKENBERG, J.-M., 1970. L’archaïsme et ses fonctions stylistiques. Le Français moderne 38, pp. 10-34.

ZUMTHOR, P., 1967. Introduction aux problèmes de l'archaïsme. Cahiers de l'Association internationale des études francaises 19, pp. 11-26.

Dictionnaires et bases textuelles

BFM : Base de français médiéval, Équipe ICAR3 - Laboratoire ICAR, UMR 5191, ENS de Lyon / CNRS (bfm.ens-lyon.fr).

DG : GODEFROY, F. 1881-1902. Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle, Paris : F. Vieweg.

DMF : Dictionnaire du moyen français (1330-1500), 2015. Université de Loirraine, Laboratoire Analyse et Traitement Informatique de la Langue Française (www.atilf.fr/dmf).

RH : REY, A. (dir.). Dictionnaire historique de la langue française. 2012. Paris : Le Robert.

TLFi : Le Trésor de la langue française informatisé, 1994. Université de Lorraine, Laboratoire Analyse et Traitement Informatique de la Langue Française (atilf.atilf.fr).


[1]Cf. aussi chef comme lieu de l’intellect et de la conscience : de son propre chef.

[2]En catalan semblant s’est conservé avec le sens de ‘visage’ (par exemple, Avui fa bon semblant ‘aujourd’hui il a bonne mine’). Cf. aussi l’espagnol semblante (par exemple dans mudar de semblante ‘changer de tête’).